Zahia Benzengli : Colombe de Grenade et Azur d’Algérie
Bectant les restes d’une hirondelle au printemps, le pèlerin s’envole et prend l’allure d’un cygne. Ses pieds palmés battent la tour et quittent les ruisseaux, amour d’un vers et chemins croisés. À l’exil, eusse-t-elle été condamnée à errer, Zahia voltige depuis l’Alhambra, neige sur les bois et adoucit les mœurs d’un brouillard agaçant. Elle persiste au pied d’un mur qu’elle chouette d’une aile, éparse condition d’une oiselle à concerts acheminant le mordoré à l’herbe d’une œuvre. Quant aux moineaux de Grenade, qui firent des plaisirs de l’ambroisie un nectar à ouïr, ceux-là, trouvent en elle des vertus que les ombres du destin ont bien posées ici. Voilà une curieuse façon d’entamer l’odyssée d’une femme d’Algérie qui ravit de sa voix les cieux embaumés, Zahia Benzengli.

Épouse et maman, la voici en train d’initier ses disciples aux heures des midis ronflants quand elle ne dispense plus ses cours d’anglais. Elle se réjouit à l’idée qu’ils seront peut-être un jour légataires d’une musique ancestrale venue d’ailleurs, celle qui régnait à la maison familiale et qui s’invite chaque soir dans l’espace de vie. Convives d’un banquet où la profanation exhale l’union sacrée, Ahmed et Lilia emplissent de douceur la mélancolie d’une pièce et en repaissent les vers déclamés en chantant : « Abondantes sont les larmes de celui qui veille la nuit sur les siens [1]». Celle qui voulut naguère s’exprimer pleinement à l’égal des maîtres de la musique andalouse idéalise la réminiscence d’une écoute chérubine et surmonte les réticences manifestées par les siens à l’égard d’un art qui lui tenait à cœur. Mais il fallait attendre longtemps encore avant de la voir orchestrer la hauteur de ses espérances.
Cela restera une simple écoute dira-t-elle voyant venir la pléthore d’émotions avec des gros sabots que son grand-père avait pratiquement enfilés en collectant les disques du chantre de la musique châabi d’Alger Hadj Mohamed el Anka. Et comme l’éther qu’elle franchit aux côtés de Fadila Dzirya[2], Dahmen Ben Achour[3] ou d’Abdelkarim Dali[4] était une promesse voilée d’un horizon qu’elle vit au loin, le cercle des adeptes lui tendait les bras sublimant son jeune âge aux portes du couchant.
Tenu à l’écart pour des raisons estudiantines, l’aversion d’un art qui fut pour elle insupportable en raison d’un sentiment de vanité qu’éprouvait la gent masculine, illustrait un engagement réel et authentique, fondé sur une nécessité absolue d’ériger un obélisque coquet dans l’irréductibilité d’une acception culturelle où foisonnent les traditions orales d’antan. Le bal s’ouvrit inéluctablement bien plus tard sous l’impulsion d’une mère qui accompagnait ses petits au conservatoire avant de rejoindre El Djazira de Kouba, agglomération des ténors à l’esprit andalou.
Zahia écoutait, n’exagérait pas son verbe, battait l’outrance auditive en pavé et sculptait l’opiniâtreté d’une musique savante qu’elle fardait au plus profond de son âme. Ce fut alors un feu saillant, une étincèle qu’attise au départ l’enthousiasme d’une interprète en devenir, l’heure élue pour Lilia au clavier et Ahmed au violon d’accompagner celle qui les a charriés.
Les gens étaient éblouis, trouvaient ça beau et venaient à se demander s’il n’était pas plus préférable d’avoir celle qui ponçait leurs maux exceller au sommet d’une muraille qu’elle ne tarda pas à céder sans faire de bruit, ni récrimination aucune d’ailleurs. Zahia finit donc par renoncer à la demeure des fournaises et prit son courage à deux mains s’enquérant du cercle des représailles. C’était une mise à nu, un aveu affable et une émancipation férue d’esthétisme. Que dire, sans omettre l’essentiel à venir, elle s’éprit des valeurs communes aux poésies andalouses et s’élança impétueusement vers les rives du raffinement ornée d’une féminité et d’un timbre qu’elle seule en avait le secret.
Vint le Florilège andalou tant attendu, un premier album qui porte bien son nom et qui se voulait riche et varié à l’image d’une conviction inébranlable, celle d’une pluralité générique, esthétique et textuelle qu’elle n’hésitait pas à faire valoir en concert à commencer par celui d’Indaloussiyat suivi par la soirée promotionnelle du Florilège andalou en 2016. Certes la nouba[5] a son importance et reste un fer de lance assaillant qui fait l’objet des plus ardents débats, mais nul ne peut omettre le hawzi[6] et laâroubi[7], deux genres populaires citadins qui dérivent de la musique arabo-andalouse algérienne. Il lui arrive aussi, notamment pour les fêtes religieuses, d’enregistrer en dehors de ses albums des singles qu’Ahmed Kareb son fils saupoudre de nouvelles touches modernes.
Quant à Lilia, et bien, elle ne peut que lui être reconnaissante, car celle qu’elle mit au monde, lui renvoie merveilleusement bien l’ascenseur. On la voit du haut de ses printemps, solliciter la voix de Zahia, corriger ses accents, perfectionner son élocution et se donner corps et âme à la réussite d’une mère convaincue pour sa part qu’il n’est jamais trop tard de réaliser ses rêves d’enfant.
La voici enfin interprète de musique arabo-andalouse affirmant le devoir et le rôle qu’à chacun dans la promotion de cette musique savante qu’avaient soigneusement déposée les déchus de la péninsule ibérique au Maghreb arabe et plus particulièrement en Algérie. La route est semée d’embuches, d’alcôves maudites et la vie n’est pas rose parfois, surtout pour une interprète féminine aux prises avec les mœurs et les traditions trop peu à la page malencontreusement.
À vrai dire, les chouyoukhs ont prévalu un temps sur le paysage andalou, la présence des femmes était en effet mal vue et on comptait bien plus d’hommes que de femmes qui durent se satisfaire d’animer les mariages de famille ou de se rendre à l’insu de leurs proches au conservatoire et aux associations. Les choses ont bien évolué depuis, la gent féminine domine y compris les interprètes de musique andalouse. Certaines jeunes filles sont plus prolifiques que les garçons et cela ne s’arrête pas au chant, elles les dépassent sur instrument alors qu’on osait dire qu’elles étaient incapables de rivaliser avec les hommes, au contraire, cela a bien été prouvé.
Un jour, un destin, une vie d’escarmouches et de luttes, femme d’Algérie devenue l’émissaire d’une cause universelle, déchainant la fureur des chaînes florales, entrainant la chute inévitable d’un tabou culturel, traditionnel et artistique. La sortie prochaine d’Ach’âr wa awthar, son prochain album, promet de répondre aux attentes d’un public de plus en plus quêteur de sens, à la recherche d’une essence artistique au féminin. Du reste, le mot de la fin revient à Madame Benzengli qui en cette journée spéciale tient à saluer toutes les femmes qui œuvrent partout ailleurs et dans tous les domaines avec une volonté de fer. Celles pour qui elle souhaite bien du courage afin de faire face au rejet social et au refus du progrès au féminin. « Continuez à vous battre et ne lâchez rien, soyez-vous-mêmes, soyez femmes ! ».
[1] Vers traduit et extrait du poème Menni bet ira’i lahbab ach hya du Cheikh Mustapha Kebabti.
[2] Interprète du genre aâroubi, hawzi.
[3] Chanteur du genre sanâa de Blida, la ville des roses, qui passait avant l’avènement de la télévision (1960-1970) à la radio vers 14 h.
[4] Un homme de Tlemcen, établi à Alger dans les années 1950, chanteur andalou du registre gharnata puis sanâa sous la coupe de Mouhamed Fekhardji à l’époque coloniale dans l’orchestre de la Radio d’Alger puis dans l’orchestre et la télévision nationale algérienne d’après l’indépendance drivé par Mustapha Skandrani (pianiste, interprète, compositeur de musique chaâbi et de musique arabo-andalouse).
[5] Suite de poèmes chantés et de pièces instrumentales, dans la musique classique du Maghreb arabe.
[6] Genre musical populaire de l’Algérie dérivé du genre gharnati adopté à Alger et à Constantine.
[7] Genre musical populaire de l’Algérie dérivé du folklore et de l’héritage andalou (aâroubi citadin et aâroubi rural, celui du rif pour en distinguer les sous-genres).
Afif Mouats