Trait-d'Union Magazine

Une Saison Tunisienne

En lisant cet appel à contribution, lancé par trait-d’union magazine, intitulé « littérature et patrimoine », j’ai tout de suite pensé à « une saison tunisienne » ouvrage édité par les éditions Actes Sud, en 1995, sous la direction Frédéric Mitterrand et Soraya Elyes-Ferchichi. Non pas que les ouvrages qui traitent du patrimoine se font rares. Ils sont légion.
Ouvrages spécialisés, « sommes » sur la Tunisie antique, ses médinas, son histoire coloniale… Ou sur l’histoire de la Tunisie, ouvrages d’architectures innombrables et très bien documentés, dont le dernier, « Tunis, métropole arabe et méditerranéenne » paru aux éditions de l’Agence de mise en valeur du Patrimoine (l’AMVPPC) est à lui seul une « saga » …

Il y a la Tunisie des orientalistes, celle des peintres, celle du souvenir, on pense à « la statue de sel » d’Albert Memmi commencé un jour d’agrégation, aux « belles de Tunis » de Nine Moati, à « une enfance tunisienne » de Nicole Jean… …A tous ces livres qui se réfèrent au patrimoine tunisien matériel, immatériel, celui du ressenti. Le patrimoine gustatif n’est pas en reste avec le succès de « La Sofra » de Zeineb Kaak et plus récemment «  Tunisie gourmande » de Jacqueline Bismuth. Quand on y pense, la jeune génération d’écrivaines, Samar Miled, Imèn Moussa, Wafa Ghorbal, Hanène Marouani continuent à puiser dans cet immense puits sans fin qu’est la Tunisie, cette grande inspiratrice pour dire au monde leur manière d’être au monde.

Mais …J’ai répondu (oubliant tout le reste comme s’il n’existait que cet ouvrage) : «  Je pense à une contribution sur un livre « rare » , édité par actes sud en 1995 , par des auteurs divers ( allant de Lorand Gaspar , Marianne Catzaras,  Fawzi Mellah à Claudia Cardinale, Jean Duvignaud, Leïla Menchari, Philippe Soupault et celui qui allait devenir mon mari, Denis Lesage…)  Et reconnus, illustré de photographies magnifiques qui s’inscrit dans le sujet que vous proposez : »Une saison tunisienne «. 

Cet ouvrage est un trait-d’union au sens propre et figuré du terme de ce que peut être l’illustration d’un patrimoine matériel et immatériel de la Tunisie, à travers divers ressentis, des histoires croisées, une « sensation de patrimoine « qui est assez rare de nos jours. 

Au fil des textes littéraires écrits par des auteurs venant d’horizons divers et de générations différentes s’y dégage la perception d’un patrimoine commun. 

À moins d’écrire l’article dans mon mail, ce qui résumerait mon attachement à ce livre est que je compte l’offrir comme cadeau à Noël à mes enfants, le leur transmettre comme un témoignage précieux ».

C’est ainsi que j’ai commencé ma « contribution », et il est vrai que le livre est « rare » : nous l’avons commandé en France, sur un site de vente en ligne, nous l’avons fait venir avec eux à Noël, pour le leur « restituer ». L’on est passé du temps où un livre « rare » car « épuisé » n’est plus aussi rare que cela car il y a internet. Je tenais à ce que l’ouvrage soit entre leurs mains. Ils en ont d’autres, pourtant.

Mais je tenais à ce qu’ils l’aient, comme une musique particulière qu’ils allaient écouter, chacun avec sa personnalité propre. Mon côté pressé et inquiet s’explique aussi parce que la Tunisie décrite un an avant la naissance du premier enfant et deux ans avant la naissance du second enfant était déjà une Tunisie où beaucoup de nostalgie était prégnante, comme si la Tunisie, la terre de leur enfance et de leur adolescence, allait se volatiliser d’un moment à l’autre.  Il pleut aujourd’hui encore. Malgré les aveux historiques et les éternelles ignorances. Chacun ses priorités, m’a-t-on dit. L’urgence n’a pas toujours les mêmes besoins. Marianne Catzaras.

Ce livre n’est pas une saga, ni une somme. Choral, il est singulier. Écrit et illustré par des personnes ayant toutes rencontré cette superbe Tunisie, à un moment ou un autre de leur histoire. Si habile est la Tunisie à laisser l’étranger se trouver en lui, même que le voyageur la quitte à regret à moins qu’il n’y reste bien plus longtemps qu’il ne l’avait prévu. En effet, pour le tunisien de souche comme pour le tunisien de cœur-dont la rencontre fait le livre- voyager en Tunisie, c’est vivre un perpétuel échange entre ses souvenirs personnels et la mémoire de tout un pays et même si on ne savait rien de son histoire avant de s’y rendre on s’en trouve bientôt imprégné comme si c’était sa propre existence. Frédéric Mitterrand.

Pourtant, « une saison tunisienne n’a pas l’ambition de tout montrer et de tout dire d’un pays qui provoque des résonnances particulières, tenant du secret ou de l’intime chez tous ceux qui l’aiment, ni de « fixer » un « état » des écrits à l’occasion de « la saison tunisienne en France ». Certains pays éblouissent ; d’autres intriguent : la Tunisie séduit. Or, les amoureux le savent bien, sous les apparences du jeu et de l’innocence, la séduction crée souvent des liens indéfectibles. Loin des coups de foudre, qui sont violents et évanescents, la séduction est un langage délicat et serein, c’est la gourmandise de l’âme.  Fawzi mellah, pour lequel la vraie couleur locale, c’est la lumière.

Ce recueil offre au lecteur l’ «émotion » même que l’on ressent en entendant le seul mot de « Tunisie » lorsqu’on se trouve éloigné d’elle. Il ouvre un autre chemin pour ce mélange de rêves, d’élans et de souvenirs qui nous y ramène sans cesse. Frédéric Miterrand.

Je suis arrivé en Tunisie le 22 septembre 1972 presque par hasard et pensant n’y rester que quelques mois. Denis Lesage.

Il y a la terre tunisienne, celle du théâtre, des poètes, du temps où l’on construisait le théâtre d’Hammamet, si essentiel à Jean Duvignaud. Il y a une énigme – malédiction- dans celui-ci puisque sous la scène l’on retrouva un corps enlacé. L’enquête fut lancée à Hammamet. L’on interrogea tout le monde avant de découvrir le mystère, enfouis sous une foule de légendes, bien entendu. Un théâtre face à la mer, est-ce si important, vous demanderez-vous.

C’est qu’il représente tout ce que les morts n’ont pas pu dire, ce théâtre représente tous les cimetières et les mémoires nichées dans les anfractuosités de la terre.

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Jean Duvignaud, encore hanté par Rima, une jeune Antigone de la steppe, à Chebika , qui s’était rendue étrangère à elle-même et aux autres parce qu’elle soupçonnait l’existence d’un univers différent du sien. Insoumise ? Elle disparaît, « mangée par les scorpions » dit un habitant du village. À l’une et à l’autre, il manque un poète pour donner forme à leur passion. C’était en 1968, les étudiants de la Sorbonne s’étaient emparés du théâtre …

Un ami de ma fille qui s’y rendit récemment le trouva « quelconque ». J’en ai immédiatement déduit avec une immense tristesse que la Tunisie lui serait à jamais hermétique, puisqu’il n’en avait pas saisi le génie du lieu ni l’air du temps, alors que la mari de Nine Moati, n’ayant aucune « tunisianité » à revendiquer sinon celle de son épouse et de ses filles, appelle la Tunisie « Mon beau pays ».

…Et puis ces mots d’Albert Memmi : moi aussi, j’aurais pu revendiquer cette terre, si je ne m’étais persuadé que revendiquer une terre, c’est choisir une mémoire courte. Et qui peut vraiment revendiquer une terre ?

Pourtant, Aïcha Ben Abed, archéologue, qui elle aussi écoute les villageois car leurs traditions orales correspondent à une manière d’interpréter les vestiges d’une autre civilisation, menant sa propre enquête pour la restauration du site de Thuburbos Majus, dit : une nuit de pleine lune, j’ai traversé le site. Il faisait un temps de rêve. Les lambeaux d’architecture, le capitole, le temple, apparaissaient transformés sous cette lumière argentée. La pierre ocre avait un scintillement mat. Je crois que j’ai fait là la plus belle promenade de ma vie. De très loin, certains villageois m’observaient. Ils devaient s’imaginer que j’allais faire quelques emplettes chez les antiques et que finalement, c’est le rêve caché de l’archéologue que d’être transformé en statue.

La terre des exilés, qui se cherchent et parfois se trouvent, qui croient que c’est pour la vie et que la brutalité rattrape : Lorand Gapar, comme Marmey, comme Denis Lesage, voit sa maison à Sidi Bou Saïd détruite sous ses yeux :je fais partie de ces millions de gens que les guerres, petites et grandes, ont chassé de chez eux-et continuent à le faire. Quand on commence par être arraché aux lieux de son enfance, on se dit qu’après tout, ayant survécu à cette première brutalité, à un déracinement aussi radical, on ne peut plus avoir beaucoup de surprise dans ce domaine. On se fait une âme de nomade. Aussi, ayant choisi une langue, une culture et un métier pour patrie, c’est de nouveau le départ. Puis, un jour, sans y prendre garde, quelque chose dans l’air, dans les visages, les couleurs du soir (…) on se laisse pousser des racines.

Il cite Flaubert, dans une lettre de mademoiselle Leroyer de Chantepie trouvée à son retour de Tunisie en juin 1858 : « dans quelques années l’humanité va revenir à son état nomade. On voyagera d’un bout à l’autre, comme on faisait autrefois : cela remettra du calme dans les esprits et de l’air dans les poumons ». C’est vrai, ça y est, tout le monde voyage. Et c’est bon pour les poumons et pour les affaires. Quant au calme dans les esprits …

Et puis il y a les femmes, bien sûr : les femmes qui savent tout, se racontent tout, quelle que soit leur religion, dans les milieux populaires ou dans la bourgeoisie aisée. Nine Moati parle d’un warch de la Tunisie à la naissance de son premier enfant une nostalgie de tout ce que ma propre mère m’en avait transmis et de là sa volonté d’écrire sur la transmission par les femmes de toutes ces valeurs tunisiennes, cet amour porté aux enfants (…) une sensualité et un bonheur de vivre uniques. Cette force de toutes les femmes tunisiennes, juives ou musulmanes, insufflent à leurs enfants. Tout ce legs d’amour, qui, quels que soient les malheurs de l’existence nous donnent la force de lutter.

Il y a la Tunisie des visages, ces millions de visages de chair et de sang : jeunes pour la plupart, ils fixent souvent l’horizon avec dans les yeux une étrange lueur de mélancolie et de nostalgie. Ils ont tous la mélancolie et la tristesse de ceux qui sont restés et la nostalgie de ceux qui sont partis. Fawzi Mellah.

Qui donc, n’a, comme Leila Menchari qui portait en elle la passion de la Tunisie et la faisait apparaître dans ses colliers-fétiches, ses « autels » profanes, à Paris ou ailleurs, dédiés à la Tunisie ? Pour ceux qui sont partis, la nostalgie, le désir de transmettre, de partager, de revenir sont là pour la vie. L’amour des poufs, des matelas posés par terre des étoles qui rappellent les terrasses estivales, lorsque vêtus de presque rien, on attend la fraîcheur, sous les étoiles. L’amour des tissages qu’ils soient chauds comme les battanyas de notre enfance, foulés comme les tapis et nattes posés au sols , divers, d’hiver et d’été en haïk , en soie de Mahdia , en dentelle de Kerkennah ou de Hammamet … Lorsque de l’aéroport de Tunis l’avion s’arrachait de la piste dans un bruit d’apocalypse, les flamants roses du lac, effrayés par le vacarme, s’éparpillaient comme une brassée de pétales de roses soufflée dans l’espace.

La Tunisie : une charmeuse au long cours. En soi, je comprends mon attachement à ce petit ouvrage :  c’est un livre choral où chaque membre de l’orchestre joue une partition différente qui va aboutir à un chant polyphonique, célébrant cette Tunisie que j’imagine évidemment un jour se détacher du continent, partir à la dérive puis s’élever, avec ses îles et notre assentiment, en silence dans le ciel aussi bleu que sa mère puis dans l’espace infini, telle une planète singulière.

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Hédia Lesage a été conseillère des services publics au Ministère des Finances en Tunisie, chargée du budget des ministères de la Culture et de la Jeunesse et de l’Enfance. Elle a ensuite été chargée de la programmation budgétaire à l’Institut National du Patrimoine. Aujourd’hui enseignante, elle continue à agir dans le domaine culturel et en relaie l’actualité en écrivant des chroniques et des articles dans diverses revues, qu’elles soient en ligne (Transverse, Ideo magazine, 1001 Tunisie, Highlights) ou sur papier (Femmes de Tunisie, Maisons de Tunisie, IDDco).

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