Six lettres bleues
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Telle une eau souterraine, certains souvenirs vous accompagnent dans le long processus de la création. Il en est un, encore vif dans ma mémoire, comme les tatouages sur le front ou les mains de nos vieilles femmes. Il concerne ma mère et remonte à mon enfance à Oran, où je suis né à la fin des années quarante. A cette époque-là, je vivais avec mes parents et mes trois jeunes frères dans un haouch, une modeste maison sans étage qui réunissait quatre autres familles autour d’une petite cour au sol en ciment.
De tous les miens, j’étais le premier à avoir franchi le portail d’une école. Dans ce haouch où les livres étaient absents, les seuls imprimés étaient le précieux livret de famille, un ou deux papiers administratifs et les manuels scolaires que je trimbalais dans mon cartable.
Un après-midi d’hiver à marquer, comme on dit, d’une pierre blanche, j’étais seul avec ma mère qui ne savait pas, comme ses voisines et mon père, ni lire ni écrire. Dans le bruit de la pluie qui tombait et la chaleur du kanoun qui rougeoyait, je faisais, dans l’exiguïté de la pièce où nous logions, mes devoirs. Assis sur une peau de mouton, j’utilisais, en guise de bureau, la meïda, la table basse en bois qui servait aux repas. J’allais refermer mon cahier quand ma mère, sans dire un mot, prit doucement mon stylo et retourna, comme la diseuse de bonne aventure qui fréquentait notre quartier, ma main droite. Les yeux brillants, elle se mit alors, avec une application touchante, à tracer, sur ma paume, les six lettres de notre patronyme.
Ce fut, pour moi, une formidable surprise, une joie profonde dont je me souviens encore avec émotion. Je comprenais soudain l’importance de son geste qui était une autre façon de me témoigner sa tendresse. Elle avait, fièrement, arraché du fond d’elle-même, ces six lettres bleues et penchées. Cet après-midi-là, une sorte de pacte silencieux s’était établi entre nous. C’était comme si, en me souvenant plus tard du beau cadeau qu’elle venait de me faire, j’étais dans l’obligation d’ajouter, pour elle, d’autres lettres, d’autres mots, d’autres phrases qu’elle ne pouvait pas écrire.
En repensant aujourd’hui à cette scène et sans vouloir trop forcer sur la corde sensible, il me semble que ma mère appartenait modestement à un livre invisible, celui des petites gens, des analphabètes, des pauvres et des sans-voix.
Entre les murs d’enceinte du haouch brûlés par le soleil et sur lesquels couraient, en été, des lézards, c’était le royaume des femmes et le pays bruissant et fertile de la langue de ma mère, la darija, la langue populaire qui a nourri mon imaginaire.
Les années ont passé et avec le recul, je crois qu’en plus des six lettres tracées par ma mère -c’est dans ce haouch, qui était aussi un lieu de partage et de solidarité, qu’est née ma sensibilité littéraire.
Abdelkader Djemaï
l’auteur d’une vingtaine de romans, de récits et de livres de voyage publiés notamment aux éditions du Seuil, chez différents éditeurs et en poche.
Dernier titre paru, Le jour où Pelé, éditions Barzakh, 2018.
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.