Si l’écriture n’est pas femme ?
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Dans la flaque où miroite le ciel, se reflète un volant de robe sur un pic de talon. Une beauté au rang de sentence qui hésite à un croisement. Dans les yeux, un horizon. Sous le bras, un calepin. A une page ouverte au hasard, deux lignes grossièrement gribouillées.
Pour conjurer le manque, elle squatte un quai de gare. De banlieue de préférence, là où les trains ne prétendent pas avoir quelque chose à voir avec les changements de destinées humaines. Elle n’aime pas les drames.
Sur un banc face au quai, elle planque l’appât, l’œil qui drague, l’ouïe qui guette, la plume à la main, comme au combat. Pour redire le monde, gagner son mot de tous les jours. Celui qui, la veille au soir, lui a échappé, l’a chauffée à blanc, lui a effleuré l’oreille sans se déclarer, l’a prise à la gorge, lui a tourné autour de la peau, l’a noyée au sec, n’a fait voir de lui que son ombre.
Pour chercher réparation, elle va à la bête, monte aux barricades, se fixe et laisse tout le reste bouger. Ici, ça va et ça vient, ça se mord la queue. Ici, elle cherche les mots qui disent la vie ordinaire comme si vous ne l’aviez jamais eue devant les yeux, comme si vous ne l’aviez jamais pratiquée. Les mots qui relèvent, élèvent, embellissent, ravissent. Elle glane des détails épars pour rendre un ensemble qui parle. Nargue l’incipit au-delà duquel elle a toujours trébuché, parce que dès que ça commence à couler de source, ça finit en flots. On la verra rentrer trempée aux os et on la sait mauvaise nageuse.
Ici, elle jette les racines et attend la floraison. Que la pâte lève, que les mots viennent, comme ça, comme on roule les graines, bobine les pelotes, épluche les pommes de terre. Contre la finitude, la platitude. Contre la brièveté, la mocheté, l’abîme, la béance. Contre l’intériorité. Contre le corps qui garde, la chair qui borde, la bouche qui se défausse et l’œil qui ne voit plus à force d’en avoir trop vu. Il lui faut immédiatement les mettre comme d’autres mettent le paquet. Il lui faut les commettre. Il lui faut se laisser happer par le mot. Le bas mot. Puis, vouloir de nouveau sortir de l’abysse aux parois lisses, créer un semblant de relief sur lequel poser pied et hisser la tête du fond du trou. Il lui faut diluer le décapant de la vie. Emballer le monde dans ses petits papiers. S’abreuver du fond de la cuve et vendre le premium. S’enivrer de la chaleur du frottement au monde qui brûle les doigts. Quelle belle escroquerie, les mots. La seule à se faire dans le bruit, dans la lumière, noir sur blanc, le plus souvent.
Si l’écriture n’est pas femme ? Demandez et il vous sera donné. Cet entre-soi-et-soi qui te révèle de quelle chimie tu es fait, de quel embrasement tu es capable. De quel anéantissement. De quelle longueur de souffle. Qui te tend l’échelle quand c’est l’échafaud qui t’attend. Qui tue entre les lignes, parce que la mort est une éternelle promesse d’horizontalité et qu’on gagnerait à commencer à prendre la pose.
Photo de Sarah TAIBI-GUETTARI / The Arabic Novel
IG: https://www.instagram.com/thearabicnovel/
Ecrit par Kaouther Khlifi

Kaouther KHLIFI : Née en 1971 à Tunis. Traductrice ‘’corporate’’ depuis plus de dix ans, après une petite parenthèse académique et douze ans dans le privé. Auteure de ‘’Ce que Tunis ne m’a pas dit’’ (Elyzad 2008, Comar Découverte).
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.