S’engager par l’écriture : Le Sourire mouillé de pleurs de Hanen Marouani
Au cours de cette dernière décennie, plusieurs peuples du monde arabe ont subi les affres des révolutions et de la révolte des libertés et des égalités : désordres extrêmes, chute économique, extrémisme religieux, guerre et hostilité … beaucoup de jeunes, des adultes, des femmes et mêmes des enfants comme « Aylan Kurdi » ont fini par mourir dans la mer ou disparaitre dans les refuges et les frisons faute de pouvoir vivre en paix dans leur pays natal ou le pays des autres. Ce dilemme vécu est senti et transmis par les poètes qui s’engagent à lutter contre toute forme d’injustice et d’inégalité et qui n’épargnent pas les leçons d’humanité.

Hanen Marouani est l’une de ces voix audacieuses qui défendent la dignité de l’Homme. Docteure en langue et littérature française et francophone, poétesse et traductrice, elle a à son actif quatre recueils parus entre la France et la Tunisie : Les profondeurs de l’invisible « Edilivre Paris 2019 », Le soleil de nuit « Alyssa éditions et diffusion, Tunis 2020 », Le sourire mouillé de pleurs, « édition l’Harmattan Paris 2020 » et Tout ira bien, « édition Le Lys bleu Paris 2021 ».
Hanen Marouani abolit les frontières et fait appel à la fraternité humaine. Elle évoque le malheur des minorités marginalisées, la révolte des opprimés, le mariage des mineurs, le racisme, la ségrégation et la corruption … Son militantisme touche le cœur de sa poésie qui est animée par les tensions et la multitude de procédés pour dénoncer les régimes totalitaires, l’insouciance des gouverneurs et la malédiction qui guette les voyageurs clandestins. C’est dans cette optique qu’elle nous révèle dans son recueil Le sourire mouillé de pleurs, la traversée de la méditerranée comme gouffre et blessure. Ce sourire est un voyage énigmatique aux aléas de destin qui se réduit à la quête désespérée de l’espoir. Il illustre de façon imagée le voyage risqué et mortifié qui est supposé faire sortir les jeunes du tunnel dessinant ainsi un sourire pâle et éphémère. La sensibilité pesante de Hanen Marouani s’exprime par son investissement de soi pour dire et décrire l’affectif et le quotidien de ses semblables. Le spectacle de l’immigration clandestine se présente tel qu’il est dans sa douleur et sa misère, un itinéraire fantomatique et halluciné.
Ses deux poèmes extraits de ce recueil : « Sans-Voix » et « L’orphelin de la mer « ont été traduits du français vers l’espagnol dans le cadre de sa participation au festival international de la Poésie de la Havane. Du même recueil, son poème » Une trajectoire glacée » a eu le troisième prix du festival international de la Poésie Louis Brauquier 2021 autour du thème du voyage et son texte inédit « Au plaisir de me choisir » est classé parmi les dix premiers au concours du Printemps des Poètes de cette année en cours sur le thème du Désir. Le recueil s’inscrit dans un contexte troublé et renvoie le lecteur à une perception particulière de l’actualité et de préoccupations de toute une génération renvoyée. L’aspect socio-moral de la poésie de Marouani interpose consolidation et dénonciation. Cette ambivalence miroite l’inconstance du social, de l’économique et du psychique et déploie dans tout le recueil une esthétique du mal et de tristesse, d’où la subjectivité qui combine angoisse et chagrin mélancolique. En effet, les contrastes et les contraintes des nations ancrent chez la poétesse un profond dégoût. Elle prône alors la révolte et la rébellion face aux valeurs établies et sclérosées.
La poétesse a tacitement partagé les soucis des êtres perdus et dûment mis à l’écart d’une société et d’un système pourris. Elle a traduit les maux de ce phénomène par ses mots touchants, bouleversants et provocants qui servent de toile aux réflexions individuelles et collectives sur l’existence, la souffrance et souvent l’insignifiance des individus dans leur patrie.
Ce recueil est dès lors la voix de ceux qui ont fui la misère à la recherche de la vie, de l’autre et de soi-même, de ceux qui « essaient de s’oublier et d’oublier toute la vérité », de ceux qui rêvent de tout recommencer… de ceux qui se disent :
Que la guerre finisse ou continue,
Que mon pays revienne ou se dévore !
J’ai enfin subi les pires des sorts (p.3)
La recherche d’un épanouissement social et d’un monde utopique mène les jeunes à se jeter dans la méditerranée « la mer cimetière ». Ils s’attachent à leur passage pour rejoindre l’autre bout du monde, espéré meilleur et salvateur au moment où leur pays les a rejetés au profit de corruption et de l’appauvrissement. Et s’ils meurent, ils sont déjà convaincus que :
La mort n’a pas de sens quand on est chômeurs
Quand on est donneurs que preneurs
Elle n’a pas de sens quand on a, tout le temps, peur
D’avoir soif, d’avoir faim, de sentir la vie toujours amère (p.9)
L’engagement socio-littéraire est bien prononcé dans ce recueil. Il s’exprime par l’indignation des jeunes contre le système aliénant. L’aspect existentiel côtoie la souffrance des immigrants. Hanen Marouani transmet ce qui pense ces figures marginales et exprime leurs visions obsessionnelles et traumatiques. Elle récite la déchirure dans l’espoir de reconstruire le sens de la vie. Le vécu sondé par les ruptures explique la présence des images crues des âmes et de l’espace fragmentés et fracturés. Sous la plume de la poétesse, la question évolue, se fait entendre tout au long du recueil sans discontinuer. Elle s’engage à travers un regard critique acéré d’un destin inéluctable, d’une hémorragie incurable et d’une conviction vénérable. Entre illusion et nouvelle colonisation, les immigrants accusent les gouvernements successifs, dès la Révolution jusqu’à maintenant, de négliger leur situation et d’accentuer la crise économique et sociale. Ces « gouverneurs » et leurs comportements vexatoires, assoiffés de pouvoir et jouant le rôle de nationaliste usurpatoire sont « le vrai criminel, en quête d’un nouveau départ, d’un nouveau scénario, d’une bonne affaire, coloré de crimes ! Equipé de victimes ». (p.15) Arrivées à leur destination, ces victimes de gouverneurs-tueurs perdent leur dignité tant espérée et recherchée et se perdent entre discrimination et difficulté d’intégration. Ils arrivent à un « chemin sans matin » et se trouvent soit emprisonnés dans les centres et privés de leur liberté, soit piégés par les mafias et les trafiquants qui les manipulent comme des pions. Ils s’acharnent à « sauver ce qui reste devant les nuages et les flots de hasard ». La poétesse nous raconte les détails de ce voyage mouillé de pleurs avec ses mots poétiques et ses visions révolutionnaires de ces âmes en cage, en pleine mer sur une embarcation où tout est noyé, vie et envie. Et une fois arrivés, ayant les pieds sur terre, tous les rêves sont enterrés.
La poésie de Hanen Marouani devient alors dans ce contexte, une recherche inlassable d’une autre patrie possible, loin de la terre natale qui a exclu ses enfants. Chaque poème est une métaphore d’une patrie où les métaphores de l’abri ont pris fin. La dualité des larmes et des sourires habite l’écriture de la poétesse. Ce sont deux sujets poétiques liés, primitivement, aux sentiments humains et la fonction de la poésie c’est de briser cette dualité et la transcender vers l’identification et vers la résurrection, ce que notre poétesse l’a fait à la manière de Gibran Khalil :
Que ma vie demeure plutôt et larme et sourire…
Larme, afin de m’unir à ceux dont le cœur est brisé ;
sourire, pour témoigner de ma joie d’exister.
C’est-à-dire mélanger larmes et sourires de ses immigrants en attendant avec impatience le paradis promis. Ainsi, malgré le caractère mélancolique de ce recueil de poèmes, en ravivant la souffrance des immigrants, l’âme de la poétesse reste attachée à un espoir enfantin de combler l’abîme qui sépare l’homme de son rêve et Tout ira bien un jour…
Par Latrech Amal

Amal Latrech est doctorante en littérature française qui consacre ses recherches à l’écriture de femmes et au discours paratextuel. Elle s’intéresse, également, à l’égalité femme-homme et au militantisme politique et social. Elle est diplômée en pédagogie du Fle de l’université de Rouen et enseigne le français langue étrangère à l’institut français de Tunisie.
Rédaction