Quand la femme noire écrit en contexte africain …
Quand il s’agit d’aborder l’écriture-Femme en Afrique subasaharienne, ce sont les écrits de l’écrivaine sénégalaise Ken Bugul qui affleurent notre esprit pour une raison majeure : ses textes posent le problème du genre féminin avec une acuité toute particulière. Autrement dit, l’écriture féminine bugulienne s’élève comme une arme pour défendre le féminin contre la domination masculine et phallocentrique. Ken Bugul signifie « celle dont personne n’en veut » en wolof, un pseudonyme que Mariétou Biléoma Mbaye s’est attribuée en monde littéraire et qui marquerait une conscience de son destin de femme, tout comme sa trilogie autobiographique : le baobab fou, Cendres et Braises et Riwan ou le chemin de sable, le livre qui lui a permis de remporter Le Grand Prix de l’Afrique noire en 1999.

Au début, Ken Bugul entame l’écriture pour des raisons thérapeutiques, il s’agit d’écrire pour se découvrir, se dévoiler et de se comprendre. Néanmoins, son regard éveillé et critique à l’égard de la situation problématique de la femme que ce soit dans son pays (Le Sénégal) ou dans le monde l’a poussée à élargir sa vision, à irriguer son enthousiasme pour être le porte- parole de la femme et d’endosser « Un moi féminin » aux allures collectives et universelles. A vrai dire, la plume bugulienne se nourrit d’une conscience de genre, qu’Eleni Varikas définit comme « une prise de conscience par les femmes de leur existence sociale » qui constitue une étape dans « le long processus qui aboutit à la formation d’une conscience féministe ». La conscience de genre s’accompagne chez Ken Bugul d’une conscience « littéraire » qui se traduit par les interrogations qu’elle s’est posées sur les raisons qui poussent à l’écriture, ses enjeux et ses finalités. Dans son article « Ecrire aujourd’hui ; questions, enjeux, défis », elle formule les questions suivantes : Ecrire aujourd’hui est-ce différent d’écrire hier ou d’écrire demain ? Ecrire aujourd’hui est-ce une passion, une nécessité ou un devoir ? Et pour qui écrire ? Et quoi écrire ? Et pourquoi écrire ? Et qui peut écrire ? Et qui doit écrire ?
Le féminin, victime d’un système de genre déséquilibré :
Consciente de son statut de femme dominée doublement par le patriarcat et la colonisation Ken Bugul a pris pour mission d’écrire pour les femmes. Elle s’exprime en ces mots : « J’ai pris la décision de m’engager aux côtés des femmes où la question de la femme se posait dans la société. Je l’ai fait aussi pour des raisons personnelles. J’avais moi-même des problèmes relationnels à cette époque. (…) J’avais besoin de me libérer complètement, de sortir de toutes les relations qui m’enfonçaient dans la crise identitaire. (…) On peut se battre pour les droits de la femme tout en sauvegardant le socle de la famille ». Ken Bugul a pris le féminin comme sujet central de son écriture car elle s’est rendu compte de l’oppression plurielle exercée sur la femme dans le contexte de la postcolonisation. Cette oppression multiforme vient d’un monde « sociosexué », dissymétrique et hiérarchique qui fonctionne à l’encontre de la femme et lui relègue une place subalterne et liminale dans la société. Les personnages féminins sont des modèles sexués influencés non seulement par l’histoire (le néocoloniasme) mais aussi et surtout par le système de genre / sexe mis en place dans l’espace social, culturel africain et occidental. Les écrits de Ken Bugul mettent également à nu le rôle majeur des rapports de pouvoir basés sur (la race, la classe et le sexe) à l’époque néocolonisaliste et leur implication sur le rapport de l’ex-colonisateur Blanc avec la femme noire. Ces romans autobiographiques mettent en scène le genre féminin au prisme des idéologies dominantes (patriarcat et capitalisme). La représentation (gender) dans ces univers stigmatise la primauté du Masculin (le patriarcat, la phallocratie..) et actualise une injustice sociale qui se traduit par la domination des hommes sur les femmes. La femme, tout comme son corps devient selon les termes d’Odile Cazenave « une proie, proie pour l’homme, de l’homme en uniforme, religieux ou policier, qui l’exploite et la viole là où il est censé, de par sa fonction, la protéger ».
Le genre féminin entre permanence et performance :
L’espace fictionnel, symbolique relaye les paramètres sociaux (le mariage précoce ou forcé- la polygamie..) et les assignations attribuées au féminin (le foyer, le ménage, subvenir aux besoins sexuels de l’homme), assignations existantes mais il essaye de les déconstruire, de les miner de l’intérieur pour en construire d’autres qui libèrent la femme des chaînons du masculin. Le roman se transforme en un laboratoire permettant d’expérimenter différentes représentations du Féminin (femme au foyer- femme travailleuse- femme prostituée- femme citadine- tatoueuse-religieuse..). La diégèse place le féminin dans un monde sexué déséquilibré qui déploie des idéologies plurielles (traditionnelle patriarcale, subversive, féministe, queer Le déplacement géographique opéré par la narratrice permet de former sa conscience de genre, de revoir d’un œil critique une situation précédente considérée comme évidente et naturelle. L’homosexualité le lesbianisme, le tatouage, le concubinage, la prostitution féminine, l’image de la femme intellectuellement « virile », l’éloge de la polygamie seraient des formes de performance et d’agentivité (dans la conception butlierienne) qui permettent à Ken Bugul de déjouer voire de mettre en doute un ordre social jadis perçu comme évident et de montrer que le genre n’est jamais permanent ou naturel mais construit et opératoire. Dans Riwan ou le Chemin de sable, Sokhna Rama, alter ego de Ken Bugul, est l’exemple de la femme qui a choisi de se libérer en s’insurgeant contre la loi polygamique et le pouvoir religieux (incarné dans le personnage du marabout). En effet, Rama, une des épouses préférées du Marabout (personnage trop sacré au Sénégal) a pris trop mal que son mari épouse d’autres femmes après elles, encore plus de voir sa flamme passionnelle pour elle s’éteindre de jour en jour. Son arme de contestation était non seulement de commettre l’adultère avec un disciple du mari « idolâtré » par la communauté, mais aussi de fuir le foyer conjugal dans une infraction scandaleuse du « Ndiguel », c’est-à-dire l’ordre sacré du Marabout. Qui est un homme religieux, vénéré par tout son entourage. Dans le roman La maladie et la mort, Moum Dioum a choisi de fuir sa famille et son village pour aller se tatouer les lèvres, qui est « l’une des épreuves les plus dures que les femmes subissaient dans ces contrées ». Elle affirme à son amie Fatou Ngouye aller « mourir pour renaître » c’est-à-dire changer son destin de femme profondément exploitée, chosifiée et commercialisée par l’homme et par un système politique et social corrompu. Le tatouage féminin, tout comme l’écriture féminine constitue ainsi une forme d’affranchissement, une forme « de genèse d’un soi » longtemps massacré, « un processus d’auto-engendrement ». En conclusion, pour Ken Bugul, l’engagement passe par l’écriture qui s’avère un acte performatif, « une solution pour s’ancrer, être rassuré et s’encrer » étant inséminée d’une volonté accrue de remanier toutes les formes de domination exercée sur le féminin qu’elle soit masculine, raciale ou genrée afin de placer le féminin au centre du monde et de lui rendre ses lettres de noblesse.
Par Rym Gamanda

Doctorante à la faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax et diplômée de l’Université de Rouen en pédagogique du FLE Rym Gamanda oriente ss recherches sur la littérature africaine francophone subsaharienne. Membre d’APELA, l’association pour l’étude des Littératures Africaines, elle travaille essentiellement sur la question du « Féminin » en rapport avec l’identité sexuée.
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