Pour l’amour d’Elena de Yasmina Khadra : Chroniques de la violence ordinaire
Séduire et surprendre, avec des thèmes et des lieux toujours nouveaux autour des éternels travers humains. Telles sont, en particulier, les clefs du succès de Yasmina Khadra qui nous conte des histoires singulières d’individus en rupture avec la société. Dans son dernier opus, l’auteur livre une histoire vibrante, à travers des personnages blessés, âpres en coups de gueule et en directs bien ajustés, mêlés à des considérations humanistes sur la conduite du monde et à des fulgurances poétiques. Un cocktail bien frappé auquel il est difficile de résister. Et dans cette nouvelle aventure en mode rêve brisé, du côté des cartels sud-américains, les brutes et les truands ne manquent jamais leurs victimes !

Il n’existe aucun outil scientifique permettant de mesurer l’inhumanité des individus en proie à leurs démons personnels, si ce n’est en les comparant les uns aux autres, et peut-être, en les mettant en scène dans des romans pour tenter de comprendre la part du monstre qui y sommeille et ses abjectes motivations.
Dans un coin perdu de l’Etat du Mexique de Chihuahua, homonyme de la race de chiens la plus petite au monde qui adore être pris dans les bras, où le village du narrateur aurait pu s’appeler « le cimetière des vivants » et où les enfants ne cessent de « se shooter dans les cailloux », un rêve d’amour pur s’est brisé après le viol de la jeune Elena sous les yeux de son fiancé Diego tenu en joug. Le dernier espace de Paradis semé d’innocence et de promesses de bonheur vient de subir l’abject outrage. Le point de rupture est atteint. Plus rien ne sera comme avant. Ce crime odieux devient le point de départ d’un changement radical chez les deux victimes. Le principe de la double peine va s’exercer, suivant le principe d’Eschyle°: « la violence engendre la violence ».
A travers une errance pour retrouver l’aimée en fuite, façon road-movie de tous les dangers et des rencontres de brutes à l’honneur surdimensionné, car « l’honneur, c’est tout ce qui compte pour un homme, un vrai », comme l’Indien Cisco livré à ses vieux démons et qui tue « par simple formalité », ou comme El Cardinal, le « roi de la pègre », Diego se fraie un chemin chaotique jusqu’à prendre une balle perdue. Mais le cycle des vengeances des clans rivaux va crescendo se dérouler sous ses yeux. Après le meurtre du voisin « étripé »au couteau par Cisco, qui « a une longueur d’avance sur le diable », pour réparer la gifle à l’encontre de son père, elle atteindra son comble avec l’histoire du lynchage de Rango, le violeur de femme et enfant, par El Cardinal entouré de « sa cour prétorienne ».
Les mises à mort se succèdent avec force détails atroces pour impacter les consciences et servir d’avertissement. À partir de cette dernière mise à mort, Diego, tel un Candide livré aux turpitudes de la société, assiste à une escalade de meurtres pour survivre à ses adversaires devenus ses protecteurs. Lâcheté ou instinct de survie ?…
Dans ce roman abrupt, dont les rebondissements restent à découvrir, la démesure des actes interroge et interpelle sur les sociétés dévoyées par cette contagion du crime.
Nous voici avec Diego, son cousin Ramirez et une galerie de personnages frénétiques, atteints d’une barbarie aiguë, comme d’un virus. L’action frénétique, en rebondissements constants, pourrait se dérouler partout ailleurs, dans un monde livré aux exactions. L’enchaînement dramatique des faits finit par résonner comme un constat sans appel.
Sur les chemins escarpés de cette recherche d’Elena,
une galerie de portraits éruptifs, hors-norme, cruels, s’interpelle, se défie, dans une langue crue, souvent grossière, la seule comprise, à travers des rencontres souvent motivées par la vengeance.
L’action romanesque repose sur ces rencontres d’individus hostiles et des périples hasardeux qui renforcent la tension dramatique. Les échanges entre les personnages s’expriment dans un affrontement direct, gonflés de mépris, d’insultes et de menaces mortelles.
On ne parle pas chez ces gens-là, on hurle, on injurie, on trucide ! Et puis, par le plus grands des hasards, une once d’humanité surgit. Ainsi l’ignoble Cisco, prend soin de Diego et s’excuse d’avoir failli le tuer en même temps qu’une autre victime.
Le lecteur est saisi, entre sidération, vertige d’images à l’emporte-pièce qui se télescopent et une profonde répulsion. La technique littéraire est maîtrisée, car les actions violentes traversent le récit avec sauvagerie, sans aucune censure, comme dans un thriller psychologique ou un film d’horreur, puis s’effacent d’un coup devant une phrase en forme de maxime d’une humanité désarmante. Une danse macabre stoppée dans son élan par une mélodie de début du monde. Toute la folie ou la contradiction humaine contenue en quelques lignes qui font mouche.
Car à Ciudad Juarez, « la ville la plus dangereuse au monde », les limites du tolérable et de la morale ont été confisquées depuis longtemps.
Le récit s’apparente à un avertissement à l’encontre de la violence érigée en loi absolue des sociétés gangrénées par les gangs sans foi ni loi et les filières de la drogue qui sourdent sur les friches des sociétés corrompues. Les mots ne font pas dans le détail, ni dans la nuance. Ils implosent, brisent les tabous, crachent leur venin, souillent celui qui les interceptent, cannibalisent les consciences. Ils accentuent ce voyage au bout de l’enfer, ce naufrage dans les eaux sombres de la déshumanisation.
Dans ce contexte, Elena qui s’enfuit à Ciudad Juarez, la ville la plus dangereuse du Mexique, n’est qu’un maillon qui a décroché, mais son échappée ne peut être que dramatique. Le danger attire et fascine les individus fragiles.
Une figure du double subsiste dans cette victime incarnée par Diego, victime devenue bourreau résigné. Figure qui permet au héros de vivre par procuration sa souffrance à travers celle des autres. A travers ce prisme fatal, ce personnage résiste au monde qui l’a détruit.
Cependant, Diego en refusant d’envisager l’ignoble pour son aimée, atteste de son désir obstiné de pureté.
Balancement constant entre l’horreur, l’intolérable et puis retour fulgurant à la part d’humanité. Par exemple : avec l’émotion suscitée par la réplique : « Diego, mon pauvre Diego, tu sais pourquoi je veille à ce que tu restes en dehors de ce que je fricote avec Cisco… C’est pour que tu continues de croire qu’il existe encore un cœur dans la poitrine des hommes ».
Un grain de sable, nommé espoir, peut-il encore enrayer ce processus massif de destruction ?
C’est là, la force du talent de l’auteur, de montrer la lumière des étoiles dans le ciel noir. Une émotion nous cueille et considère in extremis les manifestations de ce monde terrible.
Et puis, comme souvent, la réalité continue de dépasser la fiction, puisque « Pour l’amour d’Elena » s’inspire d’une histoire vraie.
Les premiers ouvrages de Yasmina Khadra furent des romans policiers. Ce dernier opus relève de cet art du suspense, fascinant de noirceur. La somme des instants de cette galerie de personnages sombres et belliqueux qui dépassent les limites du concevable compose un roman choral sur la folie humaine. Sur plus de trois cent pages saisissantes, Yasmina Khadra déploie un tableau de la violence ordinaire et aveugle qui se manifeste en toute impunité dans certains endroits de la planète.
Cependant, ne serait-ce là qu’une mise en scène baroque, un jeu sombre de motifs littéraires pour désamorcer les drames humains et survivre, s’affranchir des excès en tout genre et démontrer que derrière les horreurs de la réalité subsistent l’espoir et la beauté de l’existence ?
Ce roman pourrait sembler démoniaque et sans issue, mais la motivation de l’auteur n’est-elle pas comme toujours d’exercer son art pour dénoncer les machines à broyer l’émancipation des individus et les systèmes pervertis qui parasitent et sucent les forces vives, telles les sangsues des rivières de ce Mexique ?
Pour l’auteur, une évidence rassurante demeure : les États ne sont pas les individus, un distinguo universel de taille. Même si les dérives des sociétés et leur lot de répressions qui ajoute au cahot ne sont pas omis dans ce tableau décadent. Donc, dans ce récit, pas de réponse univoque à cet état des lieux, mais une foule de questions implicites.
Un proverbe anglais vante les vertus du genre romanesque : « La littérature, c’est le canari dans une mine de charbon ». Ce dernier roman de Yasmina Khadra répond à ce symbole qui interroge la fosse aux ours du monde et réveille nos consciences, même lorsque, dans les ruines, ne subsistent que le souvenir et les vestiges d’une humanité passée.
°Eschyle : dramaturge, inventeur de la tragédie grecque.
Pour l’amour d’Elena
Yasmina Khadra
Editions Mallet–Barrault (mars 2021)

Yasmina Khadra, nom de plume de Mohammed Moulessehoul, né à Kenadsa, wilaya de Béchar, est l’auteur d’une vingtaine de romans, dont la trilogie saluée dans le monde entier : « Les hirondelles de Kaboul », « L’attentat », « Les sirènes de Bagdad », récemment « Le sel de tous les oublis ». Adaptés au cinéma, théâtre, BD, ses ouvrages sont traduits dans une cinquantaine de langues.
Chronique de @jacqueline-brenot parue in Le Chélif de 07/04/2021
Jacqueline Brenot
Jacqueline Brenot est née à Alger où elle a vécu jusqu’en 1969. Après des études de Droit, de Lettres Modernes et de Philosophie, elle devient Professeur Certifié de Lettres en Lycées, Collèges et Formation Adultes du Greta à Paris et dans la région parisienne. Conceptrice et animatrices d’ateliers d’Écriture et de Théâtre et de projets nombreux autour de la Citoyenneté, Jumelage de villes, Francophonie. Plasticienne avec le groupe Lettriste d’Isidore Isou. Assistante de projets de l’Astrophysicien et Plasticien, feu Jean-Marc Philippe (www.keo.org). Auteure de nouvelles et poèmes inédits, elle a publié « La Dame du Chemin des Crêtes-Alger-Marseille-Tozeur» chez L’Harmattan en 2007,dans la collection « Graveurs de Mémoire ». Participe à des ouvrages collectifs, comme « Une enfance dans la guerre » et « À L’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance » chez les Éditions Bleu Autour. Des nouvelles et de la poésie à la « Revue du Chèvrefeuille étoilée ». Chroniqueuse à l’hebdomadaire Le Chélif depuis février 2018, a publié « Œuvres en partage » Tome I et II, présentés au SILA 2019 à Alger.