Ou une quête en soi majeur : « L’ENFANT QUI » DE JEANNE BENAMEUR
Les quêtes littéraires qui mènent inexorablement au pays de nos mondes intérieurs, dans l’intimité des frustrations et des griffures du temps, nous conduisent ce jour à l’ouvrage « L’enfant qui ». Son auteur, Jeanne Benameur, a emprunté trois chemins en forme de nouvelle pour convoquer trois personnages autour de l’absence. Trois dispersions d’êtres en souffrance pour une seule convergence, l’attente. Le premier : L’enfant cherche sa mère, comme d’autres le Graal.

L’enjeu est important, car vital, mais la mère, comme le Graal, a disparu, les dés sont pipés d’avance, mais il faut bien accrocher sa conscience à un rêve pour continuer à vivre. Les phrases s’écrivent avec intransigeance et poésie, dans les arcanes de cette recherche forcenée qui renforcent le manque. « Tu sens que tu es toujours vivant. Par la douleur. C’est une rude façon, mais c’est la seule que tu possèdes. » Ce tutoiement intrusif ajouté au « qui » surnom transitoire à l’allure d’interrogatif nous conduit auprès d’une grand-mère protectrice et d’un père brailleur et violent. Au hasard de ce portrait chaotique frappé par « la destinée », leitmotiv et ersatz du prénom de cette mère, une esquisse de femme du voyage à «la longue jupe rouge fanée » et aux « cheveux relevés d’un côté, comme si elle n’avait pas eu le temps de finir sa coiffure », semble évoqué la génitrice. La violence sourdre de ce portrait et nous emporte dans un tourbillon d’attentes, de regrets et de conflits. « Les cris étaient entrés dans la maison avec elle. » Cette femme étrange et étrangère : « Elle, elle ne connaissait pas la langue d’ici et ne cherchait même pas à l’apprendre » ne semble pas la bienvenue. A fortiori, son enfant. C’est sans doute encore la faute à la « destinée ». Ce n’est plus une valise encombrante que porte cet enfant non désiré, mais une montagne. Le tutoiement du narrateur entretient le mystère de l’enfant à travers ses sensations végétales et minérales, à coup de phrases lapidaires : « Toi, tu crois à la poussière. Tu crois à l’ombre des arbres…Tu crois au poids obscur de la terre. » Le temps s’est figé avec la disparition de la mère. « Ici tout dort comme dans les contes de ta grand-mère mais il n’y a aucune princesse à réveiller du mauvais sort. » Le père, évoqué à travers sa propre fuite de la réalité, trouve refuge dans le travail et « le vin épais ».
La poésie s’empare du théâtre d’attentes et de rêves de l’enfant où vide et silence entrent en écho avec «la langue inconnue… secrète » de la mère, partout présente de son insoutenable absence.
Parce que « les mains ouvertes des mères sont des livres d’images », l’enfant se souvient des paumes accueillantes maternelles où « dessins étranges et contrées lointaines » racontaient le monde. Dans cette déambulation onirique, seul le chien, compagnon fidèle de l’enfant, apporte une touche d’espoir. Porté par la puissance de l’imaginaire, l’enfant traduit à l’aveugle l’invention de soi sans sa mère, en osmose avec le paysage, pour mieux trouver sa route et « tenter juste de rester vivant entre le début et la fin. » L’auteur entre en correspondance intime avec ses aspirations par une langue douce et essentielle, distillée, goutte à goutte, comme un liquide amniotique.
La quête du père passe par les gestes « qui font qu’on est au monde » et les grandes peurs de l’enfance. De l’atelier de son père et de la cuisine de sa mère subsistent le langage savant des mains à l’ouvrage. « Le monde vivant au creux de leurs paumes » l’habite d’une mémoire tenace au point de n’avoir jamais quitté le couteau offert par son propre père qui a fait de lui « le bon menuisier » qu’il était. Ce « couteau de l’enfance » bien au creux de sa poche « le rassure », mais ne le libère pas de ses remords. À défaut de travailler le bois, il tente de délivrer sa pensée par la marche en direction de la rivière. Plus tard, assailli par la mauvaise conscience, il s’interroge : « Elle, elle ne voyageait plus. Il l’avait clouée à demeure ?» Ou encore : « Elle a disparu. Il était trop lourd à porter ?».
La résistance de la grand-mère passe aussi par les rêves du temps passé qui restent accrochés à ses yeux ouverts. Mais le regret de ne pas avoir su aimer la mère de l’enfant, cette « étrangère… femme des routes et d’autre langue » continue de la poursuivre, comme une occasion manquée d’empêcher son départ.
Le roman progresse autour de ce qui n’a pu se dire, s’entendre dans un accablement général : « Tu te demandes où aller maintenant… tu es adossé à l’absence », observe le narrateur à l’égard de l’enfant. Comme une tragédie tapie dans l’ombre de chacun qui infuse en sourdine, la disparition de la mère assigne à résidence ces êtres qui luttent contre la culpabilité. Une question accusatrice interpelle dans ce contexte obscur : « Est-ce que les images de mort qu’on transporte font mourir ceux qui vous approchent de trop près ?».
Dans cette quête éperdue, à coup de phrases énigmatiques, elliptiques, incisives, égrenées sur la route de la fuite, se dessine le cadavre-exquis de l’angoisse existentielle, universelle, sur le temps passé, le regret, les rendez-vous manqués. Par un jeu subtil de transfert du « tu » au « nous », l’auteur dévoile progressivement sa propre quête dans un foisonnement puissant où la perte des êtres chers libère la pensée et la parole au-delà du temps et de la mort.

Chronique disponible dans Œuvres en partage I, un recueil de @jacqueline-brenot
Jacqueline Brenot
Jacqueline Brenot est née à Alger où elle a vécu jusqu’en 1969. Après des études de Droit, de Lettres Modernes et de Philosophie, elle devient Professeur Certifié de Lettres en Lycées, Collèges et Formation Adultes du Greta à Paris et dans la région parisienne. Conceptrice et animatrices d’ateliers d’Écriture et de Théâtre et de projets nombreux autour de la Citoyenneté, Jumelage de villes, Francophonie. Plasticienne avec le groupe Lettriste d’Isidore Isou. Assistante de projets de l’Astrophysicien et Plasticien, feu Jean-Marc Philippe (www.keo.org). Auteure de nouvelles et poèmes inédits, elle a publié « La Dame du Chemin des Crêtes-Alger-Marseille-Tozeur» chez L’Harmattan en 2007,dans la collection « Graveurs de Mémoire ». Participe à des ouvrages collectifs, comme « Une enfance dans la guerre » et « À L’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance » chez les Éditions Bleu Autour. Des nouvelles et de la poésie à la « Revue du Chèvrefeuille étoilée ». Chroniqueuse à l’hebdomadaire Le Chélif depuis février 2018, a publié « Œuvres en partage » Tome I et II, présentés au SILA 2019 à Alger.