Olive Schreiner ou l’art du roman subalterne

Née le 24 mars 1855 au sein d’une famille missionnaire anglo-allemande en Afrique du Sud, Olive Schreiner a grandi dans un contexte conservateur et religieux. Comme toute jeune fille issue de la classe moyenne cultivée à l’époque victorienne, elle a étudié minutieusement la théologie chrétienne, la philosophie, le grec et le latin. La mère d’Olive Schreiner espérait qu’elle devienne missionnaire, sans réellement s’apercevoir que la jeune fille remet progressivement en question les convictions religieuses de ses parents. En devenant l’institutrice, elle a eu enfin la possibilité de vivre indépendamment. Son temps se partage alors entre le travail et la lecture. Elle poursuit ses recherches sur la religion et devient de plus en plus critique à l’égard de la religiosité rigide de ses parents. La découverte d’Herbert Spencer, sociologue et philosophe britannique a été un moment clé dans sa trajectoire intellectuelle. Olive Shreiner adhère parfaitement à la vision positiviste de Spencer, qui considère la religion comme incompatible avec l’esprit du progrès et l’avènement de la modernité. La lecture des Défense des droits de la femme de Mary Wollstonecraft, première écrivaine féministe de l’époque Moderne est le deuxième tournant de sa vie intellectuelle. L’égalité entre les hommes et des femmes et l’égalité de tous et toutes devant la loi deviennent désormais des thèmes majeurs qu’elle évoque dans ses romans tout au long de sa carrière d’écrivaine. Engagée et militante, la littérature est une arme et le roman un champ de bataille, pour dénoncer le racisme ordinaire, les politiques ségrégationnistes et la domination masculine dans l’espace colonial sud-africain.
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En 1880, elle quitte l’Afrique de Sud pour la Grande-Bretagne avec un seul objectif en tête, sensibiliser l’opinion publique au sujet des conditions de vie épouvantables des afrikaners. Elle publie son premier roman La nuit africaine : l’histoire d’une ferme africaine en 1883. Dès sa parution, La nuit africaine est fortement apprécié dans les salons littéraires londoniens. Oscar Wilde et George Bernard Shaw font partie de ceux qui ont admiré son talent d’écrivaine et le côté subversif de son récit romanesque. À travers la littérature, Olive Schreiner essaye de réunir ses convictions anticolonialistes et ses engagements féministes. Elle décrit avec beaucoup de précisions l’expérience de l’apartheid et ses divers enjeux sociopolitiques, ainsi que son impact sur la vie quotidienne des habitant·es d’Afrique du sud. Ses descriptions minutieuses, son attention aux moindres détails, rappellent parfois le style de Zola, quand ce dernier décrit les conditions de vie misérables des familles ouvrières du XIXe siècle. La nuit africaine suit l’existence de deux sœurs, de l’enfance à l’âge adulte, dans une ferme africaine. Lyndall, admirée pour sa grande beauté, devient très vite une poupée qui ne cherche qu’à plaire à ses parents et plus tard aux hommes. Quant à Waldo, passionnée d’art et révoltée de nature, elle décide d’avoir une vie non-conventionnelle, en embrassant sa vocation d’artiste. Le combat de Waldo pour l’émancipation et la liberté s’oppose radicalement à la manière de vie de Lyndall, soumise aux lois patriarcales et coloniales. En faisant une analyse précise du rôle de la femme et de sa place en Afrique du sud coloniale, Schreiner défend l’égalité de toutes et tous devant et la loi et prend position en faveur de l’abolition du ségrégationnisme racial et des pratiques discriminatoires.
Appréciée pour sa défense des peuples colonisés, elle est invitée aux séances de débat organisées par les milieux progressistes de Londres. C’est là qu’elle rencontre Karl Pearson, mathématicien socialiste, et qu’elle est également présentée à Eléonore Marx, militante socialiste et fille de Karl Marx. Sous l’influence d’Eléonore Marx, Olive Schreiner s’intéresse à l’International ouvrière et plus particulièrement à la condition des ouvrières au sein de l’empire colonial britannique. Après quelques séjours en Europe continentale pendant des années 1886 et 1887, elle retourne définitivement en Afrique du sud en 1889. La « jeune fille rangée » d’une famille missionnaire anglo-germanique est désormais une écrivaine connue qui envisage de mener des actions politiques contre le colonialisme et en faveur de l’égalité femme-homme. En 1897, elle publie Trooper Peter Halket of Mashonaland. Le roman porte plus particulièrement sur les crimes commis par l’armée britannique et la condition terrifiante des peuples colonisés en Afrique du sud. Comme beaucoup d’autres soldats britanniques, Peter Halket, le héros du roman est en Afrique avec l’espoir de faire fortune et de construire un avenir meilleur pour sa famille. Pour Peter et ses camarades, la vie des colonisé·es ne vaut rien face au devoir des soldats envers leur partie. Ils sont donc torturés et tués par les colons au nom d’une idéologie raciste qui ne porte pas encore son nom et qui justifie leur crime. Par ailleurs, Peter Halket assiste aux scènes de meurtres sans ressentir la moindre culpabilité jusqu’à un soir, où il se perd dans la forêt et est obligé de passer la nuit loin de ses camarades. À moitié endormi sous un arbre, il réalise qu’un homme d’allure christique se rapproche de lui. D’abord effrayé, il finit par lui faire confiance ; l’inconnu commence alors à lui parler de la misère des colonisé·es. Frappé par la justesse des propos de cet homme, le soldat décide de quitter l’armée et de se consacrer à la cause des colonisé·es. Dans un long monologue, il fait une critique acerbe de la mentalité colonialiste, de son hypocrisie et de sa profonde contradiction avec les valeurs universelles auxquelles la Grande-Bretagne victorienne prétend alors adhérer. Ce roman a été grandement lu et commenté dans les milieux progressistes et défavorables aux politiques eugénistes du gouvernement britannique.
From man to man est un autre roman, inachevé, de l’écrivaine, qui raconte l’histoire des deux sœurs issues de la bourgeoisie coloniale de l’Afrique du sud. Rebekah choisit de se marier tôt et d’avoir une vie tranquille, tout en restant indifférente à l’égard de la condition des colonisé·es et plus particulièrement des femmes colonisées ; alors que Bertie se révolte et dénonce l’inégalité de traitement entre les colons et les populations locales. Aventurière et révoltée, celle-ci subit diverses discriminations et est amenée à se prostituer dans des maisons closes londoniennes. Bertie est une victime des lois sexistes de l’époque victorienne et Schreiner montre dans son roman que le choix de renoncer à la maternité ne laisse absolument aucune autre place pour une femme de l’époque victorienne que la prostitution. Schreiner dénonce également l’hypocrisie de l’époque victorienne, connue pour son puritanisme et son austérité morale, en faisant une description détaillée des lieux de prostitution londoniens, fréquentés régulièrement par les hommes de la haute société britannique. L’écrivaine était aussi une essayiste et journaliste. Women and work évoque l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et devient rapidement un texte référant pour les militant·es de la cause des femmes en Angleterre au XXe siècle. Dans Thoughts on South Africa, elle revendique l’égalité des droits pour les afrikaners et les populations européennes au nom des de la Déclaration des droits de l’homme. Elle prend également la défense des Boers face aux autorités coloniales britanniques et organise des manifestations pour dénoncer la barbarie inacceptable de l’armée britannique. Souffrante depuis de nombreuses années, Olive Schreiner meurt en 1920 et laisse inachevé son roman Undine, publié à titre posthume en 1929.
Par Amirpasha Tavakkoli
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.