Mohammed Dib : Une œuvre libre et souveraine

Souveraine est, je crois, le terme qui pourrait qualifier l’œuvre importante et singulière de Mohammed Dib, dont on célèbre cette année le centième anniversaire de sa naissance. Souveraine et combien évidente parce qu’elle est le fruit heureux d’un travail littéraire au long cours, patient, méticuleux et fertile. Libre aussi car éloignée des modes et des écoles. Son écriture, où la recherche formelle, qui n’était pas pour lui prétexte à l’épate ou au nombrilisme, est portée par le mouvement naturel et imprévisible de la création.
Dans son cheminement qui aura duré plus d’un demi-siècle, il aura connu le doute, l’incertitude et la nécessité de redoubler d’efforts pour tenter de croiser les fils souvent ténus d’un poème, d’un roman. En somme le travail de l’artisan qui, dans sa jeunesse, fit plusieurs métiers, dont celui de dessinateur de maquettes de tapis à Tlemcen, sa ville natale. Un artisan soucieux de perfection qui aura refusé, depuis son premier roman La Grande Maison (Le Seuil, 1952), toutes les injonctions esthétiques ou les surenchères idéologiques.
Après son magnifique « Qui se souvient de la mer (Le Seuil, 1962) qui marque une rupture, il choisira de situer l’action de certains de ses écrits en Finlande (sa trilogie nordique aux éditions Sindbad), en Californie où il a enseigné (L.A. Trip, La Différence, 2003) ou, en partie, dans les ex-pays de l’Est (Comme un bruit d’abeilles, Albin Michel, 2001).
C’est à l’Indépendance que l’adolescent que j’étais découvrait, au lycée, son nom et ceux des auteurs algériens inscrits au programme. Par la constance de ses publications dans les différents genres, son œuvre était, au fil des années, devenue pour moi un exemple incontournable d’autant que l’homme que j’allais rencontrer plus tard ne jouait pas au grand écrivain inaccessible ou au donneur de leçons impénitent.
La première fois où j’avais été touché par ses écrits, c’est à travers le poème « Sur la terre, errante » tiré de son recueil Ombre gardienne étudié en classe de quatrième.
« Etrange, disait-il, est mon pays où tant
De souffles se libèrent
Les oliviers s’agitent
Alentour et moi je chante (…)
Moi qui parle, Algérie
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s’arrêtera pas
De héler plaines et montagnes (…)
Quelles soient individuelles comme ici ou collectives, féminines ou masculines, les voix, les dires occupent une place centrale dans les textes de Dib. Par la justesse de son talent, il leur donne, en temps de guerre ou de paix, une présence presqu’intime. C’est la force et la densité de ses livres, même si quelques-uns d’entre eux sont parfois difficiles d’accès : à travers les dialogues ou les monologues, on entend la parole de ses personnages avec leurs particularités, leurs traits communs et leurs trajectoires de vie. Elles sont l’écho de l’Algérie profonde, rurale ou citadine, confrontée à la colonisation ou aux problèmes de l’Algérie indépendante.
Il aura aussi admirablement chanté ses paysages dans la langue du colonisateur qu’il « écrivait de l’extérieur ». J’aime sa façon sereine d’expliquer son rapport à celle-ci, sujet qui continue, non sans crispation, à faire débat. « Le français est devenu ma langue d’adoption. Mais en écrivant ou parlant, je sens mon français manœuvré, manipulé d’une façon indéfinissable par la langue maternelle. Est-ce une infirmité ? Pour un écrivain, ça me semble un atout supplémentaire, si tant est qu’il parvienne à faire sonner les deux idiomes en sympathie », écrivait-il dans L’Arbre à dires, l’un de ses derniers livres (Albin Michel, 1998).
A cet endroit, comme la poésie qui irrigue son écriture, une eau souterraine, la darija, l’arabe populaire, affleure dans le corps du texte, avec ses images, ses locutions, ses sonorités et ses « couleurs ». L’arabe de Dar Sbitar, du petit Omar et de sa mère Aïni, du haouch, la cour commune où j’ai grandi, de la rue, du marché, du café, des hammams et des stades.
Cette langue, première et toujours vivante, porte en elle l’enfance, une mémoire, des lieux, un vécu, un rapport aux autres et au monde.
Mais, au-delà de la question linguistique, l’important, j’en reste convaincu, c’est tenter de « créer sa langue d’écrivain à l’intérieur de la langue apprise. », comme le disait encore Mohammed Dib dont la relation paisible et féconde avec le français a donné une œuvre riche, diverse, forte et ouverte sur l’universel. L’œuvre d’un grand auteur qui avait l’Algérie au cœur et sur laquelle il a laissé de très belles et nombreuses pages. Oui, un exemple toujours enrichissant et stimulant pour les jeunes écrivains de son pays.
Un texte de Abdelkader Djemaï, paru dans le deuxième numéro de Trait-d’Union Magazine

Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.