Mathilde, personnage trans-classe dans le pays des autres de Leila Slimani

Si le transclasse désigne l’individu qui opère le passage d’une classe à une autre[1], la classe peut signifier dans un sens plus large un genre, une nationalité, un milieu ou une identité sociale. Le transclasse fait ainsi l’expérience d’un mouvement par lequel il passe d’un milieu de départ vers un milieu autre, sans qu’il ne soit question de progrès ou de hiérarchie entre le départ et l’arrivée. Le titre donné au roman par Slimani témoigne de ce déplacement vers un lieu de l’altérité. En 1944, après la libération, Mathilde, en épousant Amine, un soldat marocain qui a combattu pour l’armée française, quitte son Alsace natale pour partir vivre au Maroc. Tout en étant à la fois méprisée par les autochtones parce qu’assimilée aux colons et incomprise par les colons parce qu’elle a épousé un autochtone, le roman raconte ce passage et les difficultés de Mathilde à s’adapter à son milieu d’arrivée. Slimani dépeint ainsi, à travers le personnage de Mathilde, un cas de transclasse où il est question de passage d’un pays colonisateur (la France), vers un pays colonisé (le Maroc), investi par les représentations exotiques occidentales. Nous aborderons, dans cet article, la complexion du personnage de Mathilde, autrement dit l’ensemble de ses comportements qui traduisent la psyché propre à son être transclasse, et ce à partir de deux aspects : le sentiment de perte de l’identité et le pathos de la distance par rapport aux deux milieux, de départ et d’arrivée.
Perte d’identité et jeux de déguisement : L’identité de Mathilde, flottante, fluctuante, n’est ni assimilable à son milieu d’origine, ni à celui de son arrivée. Les transclasses, êtres de passage, font l’expérience de cette désubstantialisation poussée jusqu’à ses limites en éprouvant l’inconsistance de leur moi. Il y a, pour reprendre Deleuze, un devenir imperceptible dans les transclasses, devenir personne, devenir une ombre, même si c’est à travers ce devenir, que le personnage, en s’effaçant, laisse se déployer un monde. En se promenant, voilée, dans les ruelles de la Médina de Rabat, Mathilde fait l’expérience de l’anonymat sous le regard d’autrui : « Si cet anonymat la protégeait, la grisait même, il était comme un gouffre dans lequel elle s’enfonçait malgré elle et il lui semblait qu’à chaque pas elle perdait un peu plus son nom, son identité, qu’en masquant son visage, elle masquait une part essentielle d’elle-même. Elle devenait une ombre, un personnage familier, mais sans nom, sans sexe et sans âge[2]. »
Les différentes mutations de Mathilde, son éloignement de son identité sociale d’origine, tous les efforts qu’elle fait pour s’adapter aux mœurs et aux coutumes de son milieu d’arrivée lui donnent finalement l’impression d’être un fantôme, de n’être personne, de perdre son identité, inconsistance dont elle fera un jeu de déguisement, puisqu’en se couvrant d’un voile, elle se fait passer pour une autochtone et joue à se faire démasquer.
Exil et exotisme : D’où un double ethos de la distance. C’est que, pour Mathilde, l’exil intérieur vécu dans son pays d’origine se double d’un l’exil qu’elle expérimente dans son pays d’arrivée. Ainsi, ce qui relève de la particularité de cette expérience transclasse de la rive nord vers la rive sud, dans une phase de l’Histoire du Maroc où se prépare un processus de décolonisation, c’est que le personnage de Mathilde expérimente ce pathos de la distance à partir de l’exotisme comme représentation du pays étranger. Tout d’abord, Mathilde ment dans les lettres qu’elle écrit à sa sœur, dans la mesure où elle cherche à enjoliver sa situation. En comparant sa vie à des romans, elle essaie de donner l’impression de mener cette vie exotique rêvée, pour éveiller la jalousie de sa sœur. Mais au fond, cela ne témoigne-t-il pas de la persistance de son bovarysme dans le pays d’accueil, bovarysme qui consistera à sublimer le réel décevant à travers l’imaginaire fantasmé des romans ?
« Elle prétendait que sa vie ressemblait aux romans de karen Blixen, d’Alexandra David-Néel, de Pearl Buck. Dans chaque missive, elle composait des aventures où elle se mettait en scène, au contact des populations indigènes tendres et superstitieuses.[3] »
Ainsi, si l’exotisme se traduit par une distanciation par rapport au pays d’origine, puisqu’il est l’expression d’un désir de voyage vers des pays où le réel est associé au fantastique et au merveilleux, cette distance persiste même et plus lorsqu’elle est confrontée au pays d’accueil : « Elle convoquait un vocabulaire exotique qui, elle en était certaine, plairait à son père. Elle parlait de razzias, de fellahs, de djinns et de zelliges de toutes les couleurs. [4]»
Si Mathilde ment, alors ce n’est donc peut-être pas seulement pour susciter la jalousie chez sa sœur, mais parce qu’elle continue de plaquer l’exotisme sur sa réalité alors même qu’elle prend conscience que l’exotisme est mensonger. C’est que, à travers les lettres mensongères qu’elle écrit, Mathilde ne cesse de prendre conscience de cette distance qu’elle n’arrive pas à combler par l’écriture :
« Mais ce qu’elle aurait voulu, c’est qu’il n’y ait aucune barrière, aucun obstacle à son expression. Qu’elle puisse dire les choses ainsi qu’elle les voyait. Décrire les gosses au crâne rasé à cause de la teigne, tous ces garçons qui couraient d’une rue à l’autre, qui criaient et qui jouaient, se retournaient sur son passage, s’arrêtaient, et qui d’un regard sombre, d’un regard plus vieux qu’eux, l’observaient.[5] »
Cette impossibilité à dire, à trouver les mots justes, ce langage confronté à ses limites, semble dénoter de l’impossibilité de s’identifier à son milieu d’arrivée. Le gouffre est alors comblé par la persistance du filtre de l’exotisme. Impossibilité de dire le pays d’arrivée pour elle-même, impossibilité de le dire pour les autres, cette impuissance est aussi bien mensonge que transfiguration par l’écriture, ce qui permet à Mathilde de donner aux autres, et peut-être surtout à elle-même, l’impression qu’elle aura réussi son passage transclasse.
[1]Le concept de transclasse est forgé par Chantal Jaquet. Chantal Jaquet, les transclasses, Presses Universitaires de France, Paris, 2014, p.13.
[2] Leila Slimani, Le pays des autres, Éditions Gallimard, Paris, 2020, p.110.
[3] Ibidem, p.28.
[4] Ibidem, p.31.
[5] Ibidem, p.31.
Moha Harmel
Architecte de formation à l’ENAU (Ecole nationale d’architecture et d’urbanisme), diplômé en master de philosophie à l'Institut des Sciences Humaines de Tunis (ISSHT), Mohamed Harmel est doctorant chercheur en philosophie et littérature, auteur de deux romans et d’un recueil de nouvelles. Sculpteur de Masques (édité chez Berg éditions/réédité en 2019 chez Arabesques), est son premier roman. Les rêves perdus de Leyla (édité chez Arabesques), est son deuxième roman. En 2021, il publie chez Nirvana un recueil de réflexions conjuguant approches philosophique, esthétique et psychanalytique de l’œuvre de l’écrivain japonais, intitulé Murakami et la logique du rêve suivi de sur la littérature et l’expérience-limite. Le fantôme de Kobbet el-Houa et autres nouvelles est son premier recueil de nouvelles publié en 2022 chez Nirvana.