« L’OMBRE D’UN DOUTE » de Nadia Agsous
Le narrateur-conteur poursuit sa quête dont nous ne dévoilerons pas tous les rebondissements à l’exclusion de la rencontre avec les «Grand Frères de la P’tite Mort», admirateurs de Sidi Akadoum, pour lesquels «l’humanité vient de sombrer dans la mélasse démoniaque».

Les ombres ont la capacité de projeter des réalités désavantageuses qui échappent au premier regard. La fugacité de leurs empreintes constitue leur défaut et leur force. A chacun d’en saisir la portée. Avec ce conte moderne, les symboles d’une cité légendaire interrogent l’Histoire, derrière le paravent des vanités humaines et des questions délicates. Du côté du passé de «Bent’joy» ville fictive, repliée sur elle-même, au nom tout aussi clinquant que cinglant, il se passe depuis des siècles des faits surprenants dont le poids affecte le présent. Face à l’inertie ou à la dissimulation des habitants sous domination d’une figure tutélaire considérée comme « le sauveur », un jeune féru d’Histoire va semer le doute sur l’état réel de cette société servile en scrutant son passé. Dans cette exploration et son cortège de scènes épiques rythmées par une poésie qui flatte, dénonce et éveille les consciences, la lucidité doublée de l’audace de la jeunesse redonneront-t-elles l’espoir à cette ville claquemurée ?
Dès les premières pages,à travers les célébrations et les commémorations de l’idole de la ville figée dans son passé, se pose la question de la transmission de l’identité collective. Que lèguent, une ville, un pays ou un état, aux générations suivantes et comment s’effectue cette transmission? Par un jeu de questions et réponses vives entre un fils, personnage-narrateur, qui refuse les simulacres et une mère aveuglée par ses traditions et prompt à critiquer à l’ingratitude des jeunes gens, la problématique de la ville au passé « falsifié à outrance » fait jour. Le fameux «Messie» auquel la mère, comme tous les habitants, voue un culte séculaire, se nomme «Sidi Akadoum». Le souvenir de cette figure emblématique datant des années 1700 qui avait succédé à la monarchie régnante a définitivement figé l’avenir de la ville. Le jeune personnage-narrateur, agacé par la situation vécue à travers la soumission de sa mère, décide d’explorer ce passé immuable en remontant le cours de l’Histoire et découvre progressivement la supercherie et son cortège d’adulateurs et d’affabulateurs.
Comme tout conte, le récit s’échafaude à partir de la rupture d’un monde trop idyllique. C’est ainsi que l’enquête conduit à découvrir la venue «bienfaitrice» de Sidi Akadoum dans la ville de Bent’joy, centre rayonnant de savoir et de culture, soumise soudainement aux intempéries. Très vite, ce personnage énigmatique conquiert le cœur des habitants et du souverain de la ville par son apprentissage de la «langue bent’joyienne» et surtout l’habilité de son comportement. Huit mois après son installation en immersion totale dans la ville, il est nommé « Premier Vizir de sa Majesté ». Ses étapes rapides en direction du pouvoir n’intriguent personne. Et malgré des rumeurs l’accusant d’un esprit perturbé, il devient la référence première des habitants. Une image virale avant la lettre…
Dans ce contexte, le processus d’accès à la démocratie s’accompagne d’un long chemin d’apprentissage et d’épreuves dramatiques. Car les leçons du passé sont vite oubliées et l’enfer souvent semé de bonnes intentions.
Si l’anachronisme est permis ! Avec tous les effets secondaires supposés… Jusqu’au jour où le souverain victime d’un accident, ne pouvant plus gouvernersa ville, celle-ci est livrée aux jalousies et crimes en série. Entretemps, il confie à Sidi Akadoum sa vision pessimiste du bent’joyien «ennemi de son propre frère». Comme l’adage populaire l’affirme: le pire ennemi de l’homme, c’est lui-même.
A sa mort, son fils et successeur, néglige les affaires du royaume et abandonnela ville à des hommes experts« dans l’art de la manipulation des cerveaux». La famille princière est rapidement expulsée. Les «soldats de la foi et de la moralité» lui succèdent. Dans ce changement de régime, les femmes sont les premières victimes de ce «nouvel ordre moral» et désormais cloîtrées à la maison. L’artisan de ce changement n’est autre que le fameux Sidi Akadoum, cultivé et excellent orateur, qui depuis longtemps œuvrait en secret et qui, insidieusement, rallie à sa cause la majeure partie de la population. A son arrivée, en 1602, il est décrit comme humble et solidaire des nécessiteux. A sa mort, il fut déclaré «Saint de tous les Saints» et son mausolée devint un lieu de pèlerinage.
Entretemps, excellent en rhétorique et «fédérateur hors pair», il «envoûta» ses fidèles, mieux les «ensorcela» et devint «le nouveau maître de Bent’Joy».
Duplicité et manipulation chargée d’idéologie conservatrice semblent ses maîtres-mots au nez et à la barbe des habitants vite séduits.
Il est fréquent que les peuples se laissent aliéner par des oppresseursauto-sacralisés en bienfaiteurs et nouveaux «prophètes». L’Histoire mondiale abonde d’exemples à ce titre.
Des siècles plus tard, des soi-disant descendants de la lignée du Prince déchu, revinrent habiter les vastes demeures laissées à l’abandon. Parmi eux, un certain Monsieur Meskine, influent et érudit de cette communauté, rêve de restaurer la monarchie bent’Joyienne, et le retour de «la cité radieuse». Au cours de ce récit mouvementé ponctué de griefs, d’autres personnages se glissent pour profiter ou, plus rarement, dénoncer la situation confuse.
Le narrateur-conteur poursuit sa quête dont nous ne dévoilerons pas tous les rebondissements à l’exclusion de la rencontre avec les «Grand Frères de la P’tite Mort», admirateurs de Sidi Akadoum, pour lesquels «l’humanité vient de sombrer dans la mélasse démoniaque». Une tyrannie assassine pourrait en chasser une autre?… La tragédie des peuples confiants et abusésressemble tant à un puits sans fond.
Au cours de ce conte oscillant entre réquisitoire contre un passé sclérosé d’archaïsmes, de superstitions et une quête forcenée d’identité et de libertés fondamentales, des chants poétiques comme des chœurs incantatoires accompagnent les protagonistes, éclairent ou traversent leurs actions de questions. Plus que des voix venues de nulle part, ils finissent par devenir des personnages à part entière, empêcheurs de tourner en rond, mais si peu entendus. L’ensemble entretient le mystère de ce qui pourrait ressembler à une légende, mais qui, par de multiples indices, s’apparente à des événements récents. Au lecteur de choisir son approche de cette fable moderne.
Les pièces antiques n’étaient-elles pas l’exemple-type de représentations amplifiées des travers des dieux et puissants confrontés aux sociétés serviles en mal d’idéaux qui les soutiennent jusqu’au sacrifice ultime?
A travers les symboles portés par cette ville fictive, paralysée par son passé, l’auteure interroge sur le devenir des peuples aveuglés par les mythes auxquels ils participent plus ou moins consciemment. L’examen porté sur l’évolution des habitants de Bent’Joy par le jeune protagoniste, à la fois narrateur et personnage, illustre le besoin de fascination des peuples, quel que soit le mode de pouvoir exercé et le territoire désigné, et l’arbitraire des dirigeants à leur encontre.
Dans ce contexte, le processus d’accès à la démocratie s’accompagne d’un long chemin d’apprentissage et d’épreuves dramatiques. Car les leçons du passé sont vite oubliées et l’enfer souvent semé de bonnes intentions. Ce conte ressemble par certains aspects à un long poème antique fait d’allusions ou de révélations où passé et présent se mêlent en appels de détresse, avertissements ou accusations successifs. Comme lui, il interroge et invite à une critique sévère et abrupte des dérives de la société et des mirages auxquels celle-ci s’ancre, pour des raisons qui lui échappent. Tout roman, même le plus fantaisiste, est souvent une Odyssée de questions implicites sur l’Homme et ce qui le motive. Questions toujours recommencées, comme les vagues de l’océan, sur l’identité, la liberté des individus et les sociétés auxquelles ils appartiennent.
Même si la mention usuelle «toute ressemblance avec des personnes ou des faits existants serait fortuite», est rappelée par l’auteur lors de ses interviews à propos de cet ouvrage, ce récit audacieux aux rebondissements déroutants laisse aux lecteurs la découverte d’un premier roman percutant par l’exploration sans concession et les remises en cause de nos travers humains.
Chronique parue in Le Chélif N° 380 17/03/2021

Nadia AGSOUS est journaliste et écrivaine. Elle est l’auteure de L’Ombre d’un doute, (Editions Frantz Fanon, décembre 2020) ; Des Hommes et leurs Mondes. Entretiens avec Smaïn Laacher, Sociologue, (Editions. Dalimen, 2014) et Réminiscences, un recueil de textes en prose et en vers agrémenté de mains de Hamsi Boubekeur – artiste – (Editions Marsa, 2012). Elle anime l’émission AlternaCultures sur Alternatv
Jacqueline Brenot
Jacqueline Brenot est née à Alger où elle a vécu jusqu’en 1969. Après des études de Droit, de Lettres Modernes et de Philosophie, elle devient Professeur Certifié de Lettres en Lycées, Collèges et Formation Adultes du Greta à Paris et dans la région parisienne. Conceptrice et animatrices d’ateliers d’Écriture et de Théâtre et de projets nombreux autour de la Citoyenneté, Jumelage de villes, Francophonie. Plasticienne avec le groupe Lettriste d’Isidore Isou. Assistante de projets de l’Astrophysicien et Plasticien, feu Jean-Marc Philippe (www.keo.org). Auteure de nouvelles et poèmes inédits, elle a publié « La Dame du Chemin des Crêtes-Alger-Marseille-Tozeur» chez L’Harmattan en 2007,dans la collection « Graveurs de Mémoire ». Participe à des ouvrages collectifs, comme « Une enfance dans la guerre » et « À L’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance » chez les Éditions Bleu Autour. Des nouvelles et de la poésie à la « Revue du Chèvrefeuille étoilée ». Chroniqueuse à l’hebdomadaire Le Chélif depuis février 2018, a publié « Œuvres en partage » Tome I et II, présentés au SILA 2019 à Alger.