«L’impasse ou le portrait d’un pays déshumanisé»
L’Afrique est considérée comme le berceau de l’humanité, dit-on de manière fort poétique, l’espèce humaine y aurait vu le jour. Pourtant, au fil des ans, mais surtout ces trente dernières années, force est de constater que les « enfants » de ce continent se hâtent de quitter ce berceau qui ne leur apporte plus le réconfort souhaité et d’aller courir le monde, occidental de préférence. En effet, une situation politique et économique désastreuse, l’absence de perspectives font que la jeunesse africaine n’aspire plus qu’à une seule chose : émigrer.

Fuir la terre natale devient pour beaucoup la seule échappatoire envisageable, la condition sine qua non au bonheur. Et ce, malgré les échos pourtant ouvertement racistes, provenant de pays tant convoités. L’exil, en Afrique, est à la fois un fait social très important mais aussi un thème littéraire récurrent ; d’ailleurs la majorité de ses écrivains, du moins les plus emblématiques, vivent ou ont vécu dans d’autres continents que le leur.
Daniel Biyaoula fait partie de ceux-là. Ce microbiologiste de formation est né le 11 septembre 1953 à Brazzaville (République du Congo) et mort le 25 mai 2014. Il est l’auteur de trois romans : L’Impasse (1996), Agonie (1998) et La Source de joie (2003).
L’Impasse est celui qui retiendra le plus l’attention de ses lecteurs, il fut d’ailleurs primé du Grand prix littéraire de l’Afrique Noire, l’année suivant sa parution. Encensé par la critique, ce roman dérangeant par sa tonalité particulièrement sombre, nous donne à lire la déstructuration progressive de son personnage central, Joseph Gakatuka qui après plus d’une décennie d’absence, décide, sous la pression de sa compagne française de retourner voir les siens à Brazza. Ce bref séjour provoquera un véritable choc, le brisant à jamais. Ce roman, écrit dans un style oral, se jouant de la syntaxe et de la langue, donne également à voir le quotidien sordide des émigrés en France, mais aussi fait montre d’une « autopsie » sans concession (peut-être est-ce dû à la formation de l’auteur) de sa société d’origine.
Si la littérature africaine, à travers le grand mouvement de la Négritude, a glorifié la terre natale africaine au point de lui insuffler une dimension quasi mythique, les écrivains postcoloniaux, ceux dits « de la désillusion », vont comme renverser cette tendance, décrivant alors leur métropole avec beaucoup de réalisme, quitte à montrer ses aspects les plus sordides, insistant sur l’insalubrité qui envahit l’ensemble des quartiers.
Autant dire que les textes postcoloniaux, de manière quasi unanime vont sonner le glas de l’idéalisation béate du continent tel que pratiqué par les auteurs de la Négritude. Même chez les écrivains exilés, comme Daniel Biyaoula, de la part desquels on pourrait s’attendre à une description moins véhémente, du fait de la nostalgie, la réalité a vite fait de rattraper le rêve.
Ainsi, parmi les différents romans qui font état de la situation catastrophique et chaotique dans laquelle se trouvent les villes et villages africains, il fait nul doute que c’est L’Impasse qui pousse la description à son paroxysme.
Sous la plume de Biyaoula, Brazzaville, la capitale congolaise, est décrite de la façon la plus véhémente qui soit. Le constat est on ne peut plus effarant : la description de la ville évoque ni plus ni moins, qu’un monticule désordonné d’ordures ! « Et tout le long des rues, ce n’est que des masures branlantes, grises, des bouges, qui ressemblent aux gens, même pas dissimulées par des arbres, que je vois. Il n’y en a presque nulle part, des arbres. Les dirigeants ont décidé de les faire couper, qu’il dit François. C’est pour faire la lumière, pour éclairer la nuit qui règne à Brazza. Et les ordures, il y en a plein les rues. Et il y a plein d’épouvantables odeurs qui infectent l’air qu’on respire. Des tonnes à rendre un éléphant malade, qui me raclent et le nez et la gorge, que j’avale ». De par son statut d’émigré et plus précisément du fait de sa coupure avec le pays natal, le narrateur fait office de témoin privilégié des changements politico-sociaux de sa société. Cette situation apporte un certain avantage car comme le souligne Edward Saïd dans L’Orientalisme « Plus on est capable de quitter sa patrie culturelle, plus on a de facilités à la juger ». En effet, grâce à sa longue absence et à son regard neuf, Joseph redécouvre – presque « à nouveau » le visage du continent africain. Une vision qui s’avère très proche de ce que certains ont nommé « l’afro-pessimisme », tant le malheur et la misère font rage et semblent installés de manière définitive.
Le constat sur l’état du pays est accablant et sans espoir d’améliorations « Vois-tu Joseph, le pays où tu es arrivé, c’est plus le même que tu as quitté il y a quelques années. On est tous foutu ici ! les gens, ils croient qu’on a encore de l’espoir, qu’on peut encore rêver, que ce sera mieux dans quelque temps. Mais je te le dis, c’est pas vrai ! on ne se raconte que des menteries. On vit dans un monde de menteries ! ah ! oui… et t’aura pas beaucoup de jours pour le constater. Tout ce que tu verras, tout ce que tu entendras, ce ne sera que des faussetés. On est dans un égout, dans un champ de repos, tu comprends ? on est sur la paille quoi ! ». Elle sera également comparée à « un grand cimetière » évoquant alors une ville-mouroir, une parfaite antithèse de la vie. Daniel Biyaoula usera même d’une écriture que nous pouvons qualifier d’excrémentielle. Dans L’Impasse, le lexique abonde dans ce sens ; c’est un univers diégétique profondément déliquescent qui nous est donné à lire : « [le poste de police] se trouve près du marché qui est bondé de gens, coloré comme ce n’est pas possible, duquel émanent des odeurs fétides de viande ou de poisson avariés, de caniveaux où stagne la pourriture, lequel est un véritable nid pour les mouches ». Par ricochet, les habitants de ces villes, probablement désemparés par l’ambiance fétide qui les entoure, paraissent être contaminés, souillés par leur environnement « On parcourt des rues qui sont bourrées à craquer de gens tout squelettiques, tout en haillons, tout tristes, qui me donnent le sentiment de naviguer dans une soupe fangeuse que l’addition des misères aurait enfantée, qui les aurait petit à petit mangés, dont ils n’ont aucun moyen de s’échapper ».
Il est intéressant de noter que les espaces d’émulation intellectuelle, tels les écoles, sont absents au profit d’une profusion de lieux décadents comme les prisons, bars et églises aux allures davantage sectaires. « Et il y en a beaucoup, des bars, à Brazza ! Autant que les lieux de prières ! En tout cas, plus que les écoles et beaucoup beaucoup plus que les hôpitaux… ».
Cette vision de l’Afrique dépréciée, pousse alors le narrateur de Biyaoula à se rendre au village ancestral, dans l’espoir de retrouver un peu de l’authenticité africaine, tant louée, tant recherchée. Ce retour aux origines, aux sources, s’avérera malheureusement vain, tant le mal qui a gagné la ville, tel un cancer, a peu à peu gangrené tout le pays « Je ne trouve au village que des éléments indiscutables de la grande Afrique, ceux de la pauvreté multiforme, profonde, endémique, permanente, future, incurable. Je ne le reconnais pas, le village où j’allais passer mes vacances. Il a grossi. Il compte mille fois plus de gens … Je ne mets pas longtemps pour constater que mon village veut ressembler à la ville qui, elle, meurt d’être Paris ». Cette dernière phrase est particulièrement intéressante dans le sens où elle met en exergue la fascination inconditionnelle de l’Afrique pour la France.
Pour le narrateur de Daniel Biyaoula, l’Afrique est profondément malade. Évoquant le continent africain avec des compatriotes qui n’y sont pas retournés depuis longtemps et qui d’une certaine façon l’idéalisent, Joseph constate « « ils la vivent de bien loin l’Afrique, ces trois-là et leurs semblables ! » que je me dis en songeant à la petite partie que j’en ai vue, qui m’a paru bien malade, malade jusqu’à l’âme. Or il n’est pas besoin d’être savant pour percevoir que quand elle est malade, impotente, l’âme, c’est tout le reste qui part en morceaux, c’est tout l’édifice qui s’écroule ». Ainsi, le mal est profond.
Au terme de cette analyse du terroir natal, un constat s’impose : l’espace d’origine n’est plus au goût du jour, le temps de la négritude parait bel et bien révolu. Les auteurs de la nouvelle génération, contrairement à leurs prédécesseurs, ne se référeront plus systématiquement au territoire d’origine, comme espace apaisant. Ainsi, même le retour en terre africaine parait prolonger la situation de l’exilé au lieu de l’effacer : le terroir natal devient terre étrangère comme l’était auparavant l’Europe. L’Afrique engendre le même désenchantement, ce qui nous fait dire, pour reprendre l’expression d’Ambroise Kom « il n’y a pas de retour heureux » et le texte L’Impasse en est un exemple probant.

Maître de Conférences, Université de Blida 2
Vous pouvez toujours lire le deuxieme numéro de Trait-d’Union Magazine dans sa version intégrale: Mama Africa
Rédaction