Le reculement des frontières dans Le Jasmin noir de Wafa Ghorbel : L’expérience vocale au-delà de l’enveloppe corporelle
« Je n’avais pas assez de patience pour apprivoiser un instrument extérieur à moi », écrit-elle dans son Tango de la déesse des dunes (2017, Prix Béchir Khraïef 2018, Prix Zoubeida B’chir 2018). Wafa Ghorbel, universitaire, écrivaine et chanteuse-parolière franco-tunisienne, a su en revanche orchestrer des mots, des sons, des voix… des mots sans voix et des voix sans mots… avec sa baguette humide… sa plume. Jacques Brel, Édith Piaf, Léo Ferré, témoignent d’un dépassement des frontières musicales, culturelles et chantent tous sur une même scène en arabe dialectal (tunisien). De son Oriental jazz standards (spectacle de W.G.) à ses tissages métissés (2èmespectacle Mes Tissages), Billie Holiday, Oum Kolthoum, Chet Baker, Fairuz et bien d’autres l’accompagnent dans ses récits, et participent à la narration de son histoire dans Le Jasmin noir (MTL, 2016, Prix Comar-Découverte 2016). Ce livre est constitué de trois lettres écrites par une jeune femme tunisienne et adressées à son violeur. Ces lettres jamais reçues deviennent le lieu privilégié d’un questionnement sur des maux étouffés, sur une expérience douloureuse, un spasme, une contraction involontaire. Il s’agit ici de s’interroger sur un mutisme égorgeur, abusif qui représente une frontière symbolique et physique, à la fois, renseignant sur la représentation d’un corps aphone dans le texte.

Si le personnage avait longtemps décidé de se taire, l’écriture de l’auteure et la posture de la narratrice, en revanche, rendent compte d’un reculement des frontières géographiques, sociales et culturelles, s’inscrivent hors du continuum local des idées et bravent, ainsi, l’interdit. À travers l’écriture des lettres, la narratrice anonyme crée une mise en scène de soi et de la mémoire, actualise le passé, le saisit dans son côté palpable. ELLE, narratrice anonyme, se mue en actrice ou en metteuse en scène pour recréer son passé. Le lieu du corpus lui permet d’encadrer son récit mémoriel, sans créer une situation d’échange. Le Jasmin noir devient donc le théâtre d’une résurrection narrative où une jeune femme parle d’un traumatisme de l’enfance et de ses fâcheuses conséquences sur sa vie, son corps. Les lettres du Jasmin prennent la dimension d’un lieu d’une « réappropriation de soi où [le] personnage [peut] s’immerger dans [ses] pensées et revivre le passé. L’évocation des souvenirs, des espaces parcourus, impliquent une représentation de soi » (Alice Borrego, « Béances de la mémoire : l’esthétique de la fragmentation », Littératures, 2017, p.68). Ces missives illustrent la présence de deux voix dans un corps, privilégient cette double fragmentation qui concerne à la fois « la fragmentation visible, esthétique, et la division interne du personnage » : la voix de l’énonciateur et celle du personnage.
Le topos dans ce récit mémoriel privilégie la notion d’iconicité car un bout de mémoire capté en image est étroitement lié à l’espace mémoriel. La mise en scène du processus mémoriel investit les lieux où se situent les « narrateurs ». Nous pouvons dès lors affirmer que dans ce sens, la spatialité est devenue un outil d’expression de la recherche mnésique. Nous retenons l’exemple suivant où les bribes d’images évoquées joignent l’espace fictif : « Une coupure de courant avait éteint la veilleuse que je mets toujours en marche avant de me coucher. Elle éclaire l’espace de ma chambre et celui de mes pensées. Elle m’aide à chasser momentanément les monstres effroyables qui me hantent sans relâche, qui me dévorent par petits bouts… le monstre que je suis… Le Monstre que tu es. » (p.22). Le sens est étroitement lié au contexte. Les connexions multiples qui se sont suivies dans le texte, entre le corps et l’espace, seraient à l’image de « la mémoire incorporée aux murs » dont parle Marguerite Duras dans ses Lieux (Les Lieux de Marguerite Duras, Minuit, 1997, p.96).
- Le corps écartelé, ici et là-bas.
Le corps dans Le Jasmin se soumet à un processus d’occidentalisation sur les bancs de la Sorbonne qui lui permettent de se mouvoir plus librement. L’école française devient signe de mouvement et de réappropriation corporelle. Le corps dans un espace occidental se hasarde dans un sentiment de libération auquel se mêlent culpabilité et inhibition émotionnelle, vit de nouvelles émotions et d’ardents désirs qui ne seront jamais consommés, car cet affranchissement n’est qu’apparent, le corps demeure assujetti sous les traits d’un agresseur symbolique. ELLE se condamne au rôle de fille et refuse celui de femme : « Je ne suis pourtant que l’ombre errante d’un semblant de femme… Je suis une enfant qui a oublié de grandir… Tu sais de quoi je parle ?!…une enfant de huit ans enfouie au fond d’une femme de trente ans…» (p.131-132)
Le corps, dans Le Jasmin, fait l’expérience d’une douleur pure, vit avec les yeux une souffrance ambiguë mais indispensable à la trame narrative, une douleur sans nom qui suscite la curiosité du lecteur. ELLE s’adresse à une ombre vacillante, persistante, et tente de se libérer d’une déchirure dans la chair comme d’un mauvais sort. La jeune femme dans le texte balance entre les valeurs de la société occidentale et celles de la société arabo-musulmane. Elle marque ce déchirement entre deux cultures, deux espaces. « Suis-je condamnée à être en perpétuel état de manque ? [se demande-t-elle]. Ici je ne pense qu’à là-bas, je ne rêve que de là-bas, et là-bas, je n’arrive pas à me détacher d’ici, définitivement nostalgique, irrémédiablement noyée dans mes souvenirs, aussi bien les bons que les mauvais. » (p.89). Son corps se fait le continuum de la joie et de la souffrance, et se trouve écartelé entre une Tunisie nostalgique et une France fantasmée. Cette représentation du sujet féminin situé entre deux polarités, tradition et modernité, trouve à s’exprimer au niveau de son corps, c’est-à-dire dans sa chair même. Le personnage est pris de panique à l’idée de franchir le corps. L’intromission est synonyme de douleur. ELLE gémit, crie et pousse, comme pour se défaire d’un démon. Le corps abusé revient à se demander s’il arrive à se libérer un jour. ELLE se sert de cette idée inculquée comme alibi pour faire taire les sévères réprimandes de son compagnon : la femme arabe est traditionnellement perçue comme sexuellement limitée. Le viol tu(e), enferme le corps.
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- Le corps dans la vapeur tressaille.
L’auteure pense la dualité au sein d’un espace littéraire. Elle met en évidence les contradictions et les ambiguïtés du monde arabe et représente la somme des contradictions qui le compose. La narratrice-observatrice évoque à plusieurs reprises la culture locale et marque son rejet d’un certain discours traditionnaliste, considéré comme schizophrène : ELLE, décrie à la page 79 du livre « ce temple de la nudité, de l’impudeur, de l’ostentation du voyeurisme » qu’est le hammam, où le corps se trouve être le théâtre d’un paradoxe pour la femme arabe : la chair doit toujours être latente, voilée, mais dans cet espace nous assistons à un « débordement universel de chairs, de corps flasques, de seins énormes, pendants, suspendus au buste, par une peau flétrie … » (p.79). Le personnage à jonction entre deux visions du monde diamétralement opposées, nous offre une vision plus nuancée, nie la dimension de fantasme souvent associée à la notion de migration : dans l’imaginaire commun, l’Europe est synonyme d’Eldorado et l’Afrique favorise l’enfermement et la précarité. Pour ELLE, l’idée de retourner au territoire natal est itérative dans le texte, un besoin irrépressible de rentrer en Tunisie resurgit constamment et sera chanté à la page 32 du Jasmin : « J’ai quitté mon pays, j’ai quitté ma maison, ma vie, ma triste vie, se traîne sans raison, j’ai quitté mon soleil, j’ai quitté ma mer bleue, leur souvenir se réveille, bien après mon adieu » (p.32).
- Le corps figé. La main, la voix, en mouvement
« Quand tu chantes, tu as une voix tellement différente de ta voix quand tu parles… plus grave, plus profonde, plus mûre… tes deux voix sont très différentes. J’ai l’impression d’avoir écouté une chanteuse de cinquante ans… une femme de forte corpulence, d’un certain âge avec une histoire… beaucoup de souffrance. » (p.130).À l’expression corporelle, vient se greffer celle du verbe, portée par la musique. Le chant prend ici les allures de performativité. De cette écriture binaire articulée autour de la dichotomie liberté/enfermement, oscille le sujet entre des espaces antinomiques, ses mouvements sont de perpétuels va-et-vient. ELLE rompt les disjonctions spatiales par les lettres et la musique. Par ailleurs, la pluridimensionnalité du signe spatial atteint la scène, qui est considérée dans le récit, à la fois, comme le lieu de l’interdit et du dépassement. Le personnage jouit de la possibilité de transgresser les contours corporels et de mener sa voix/voie vers un espace de délivrance. Distancée du monde extérieur, la scène devient signe d’affranchissement et de liberté, de guérison et de folie. Elle se situe sur un niveau mitoyen entre un « ici » et un « ailleurs », représente un espace limitrophe qui n’est pas tout à fait coupé de la réalité, mais qui reste liminaire, ayant un pied dans le monde réel et un autre dans un univers fantasmé : « Je ne suis moi-même que sur scène… je n’arrive à me libérer de mon passé, mes monstres, mes ténèbres, à me décharger de mes peurs, ma haine, mon angoisse, à communiquer mon amour, ma passion, à embrasser l’infini que sur scène […]. Sur scène, nous nous aimons, nous nous caressons, nous nous offrons complètement l’un à l’autre, nous nous enlaçons, nous fusionnons, nous nous emmêlons, nous mélangeons nos salives et sueurs, nous faisons l’amour comme nous n’avons jamais réussi à le faire. » (p. 113).
La scène n’est pas uniquement le théâtre conventionnel. C’est tout espace où ELLE peut se libérer en chantant. D’ailleurs, la musique est elle-même un espace, une scène : « Et la musique. C’était notre jardin secret, notre oasis de paix, notre temple commun. Quand ses doigts et son archet cajolaient les cordes de son violoncelle, plus rien ne comptait. Tout vacillait autour de moi, tout s’évaporait, disparaissait comme par enchantement. Une brume légère enveloppait mes yeux, mon corps, mon existence. Une merveilleuse déchirure se produisait dans la surface du réel accablant, l’allégeant, me déchargeant, me soulageant. La terre dansait sous mes pieds, mes chagrins, mes peurs, ton image aussi. […] Tout devenait limpide. Il ne restait plus que lui et moi, ses doigts et mon gosier, ses yeux et mes yeux, dans un dialogue qui excède l’éloquence de tous les mots réunis, immergés dans un rayonnement exaltant, extragalactique. » (p.38-39).
Il se produit dans le livre un phénomène passible de différentes mutations du signe de l’espace entraînant des transformations au niveau du signe spatial. Ce havre s’octroiera par la musique de nouvelles significations et fonctions qui vont jusqu’à atteindre l’espace de sa chambre d’étudiante qui s’élargit et repousse ses murs pour prendre les dimensions de l’univers : « Ma petite chambre d’étudiante de douze mètres carrés prenait alors une dimension cosmique, en sa présence. » (p.32). Nous nous référons dans ce contexte à la topique freudienne qui prolonge l’analogie qui se dessine entre la psyché et les lieux (les pièces d’un appartement). Freud s’interroge si notre perception de l’espace ne serait pas « une extension de l’appareil psychique » (Résultats, idées, problèmes, T. II (1921-1938), PUF, 1985, p.288). Un mouvement vertical, vocal, traduit le rehaussement, efface la douleur, libère de l’intérieur et « permet le redressement, ce qu’on congédie l’avachissement » (Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, 1957, p.27). Nous retenons les propos de Michel Onfray dans La Sculpture de soi (Grasset et Fasquelle, 1993, p.80) : « Et l’on sait tout ce qui advint de cette position verticale : libération de la main, du cerveau, de l’intelligence, gain de cérébralité, prise de distance à l’égard de la bestialité, hominisation sous toutes ses formes, substitution de la vision à l’olfaction, de l’ouïe au toucher ». Par la musique, le chant, l’énonciatrice fait affranchir au lecteur des espaces distaux disjoints par des frontières murales à l’image d’une caméra mobile : la voix du texte traverse les parois et voit, à travers les tracés, la voix arabe qui chante en français. Le corps, source de souffrance, gît en victime. Le mâle dans le texte est incontestablement source du mal mais, à travers l’écriture, le corps cesse d’être victime, se redresse et se mue en sujet cherchant à se défendre.
- L’écriture : ce geste libérateur qui transgresse l’agression.
L’écrivain-écrivant, dans une situation de mise en abyme, se sert de l’écriture comme outil pour faire émerger une vérité : des lettres à un absent, destinées à un espace imaginé dont le souvenir est certes lointain, mais toujours aussi cuisant. Les trois lettres, dans leur tissage, sont faites pour être lues, entendues, perçues. C’est alors qu’elles prennent une vraie dimension allégorique, celle de représenter la souffrance corporelle. Les lettres dans le livre, sont représentées comme un objet qui parle et auquel, en quelque façon, nous devons répondre. Elles traduisent une conscience fixée par l’écriture. Le Jasmin est aussi un « analogue » de l’expérience douloureuse du personnage. Toutefois, tel que présenté dans le texte, le souvenir du viol devient plus accessible, plus clair, moins mouvant, plus structuré. Le motif de la barrière dans le texte insiste sur le thème du reculement des frontières corporelles. L’écriture vient, en effet, sévir les traditions et les rituels décriés, multiplie par le langage du mouvement les effusions des sensations intenses chez la jeune femme et estompe petit à petit sa sédentarité. Elle l’ouvre sur des ailleurs multiples.
- L’irruption du filmique au sein du littéraire.
Dans le Jasmin, « il est courant de distinguer, l’espace objectif et l’espace intérieur : les sentiments, les idées, les perceptions, les sensations… il y a une rencontre permanente entre ces deux espaces, l’un prolonge l’autre, l’un exprime l’autre, l’un agit sur l’autre et réciproquement » (Noureddine Kridis, Vitamines de sens, Tunis, Annawras, 1992, p.63). Ces deux espaces, imbriqués et indissociables, provoquent la représentation par leur mise en tension. Il est intéressant de noter qu’après regarder, c’est voir, ensuite c’est l’ouïe qui poursuit les descriptions visuelles dans le texte. Il y a également les perceptions tactiles qui viennent renforcer l’image mentale et rendre saillants ses détails. Le Jasmin noir est un récit lové entre papier et pellicule. Son écriture oscille entre page et image. Elle constitue, en effet, un espace transgressif, détruisant les normes des genres littéraires et donne sur le dehors, ou « l’outside » filmique. Le Jasmin « dérape » et vire vers le « visuel ». Des rapports d’inférence sont créés entre les segments spatiaux. Ils se trouvent contigus au moyen d’une écriture sensorielle : la vue, l’ouïe, le toucher, c’est-à-dire des raccords de nature visuelle, sonore et tactile exprimés par un aller-retour, un va-et-vient entre deux espaces : l’un mémoriel et l’autre matériel. Ceci permet d’accroître le potentiel scénique des lettres et offre au texte la possibilité de s’affranchir de la forme romanesque et de virer vers une forme cinématographique.
De cette écriture mnésique qui annonce l’irruption du filmique, ne naîtraient pas des images en mouvement ?
Par Myriam BOUABID

Myriam Bouabid, chercheuse en sémiotique et enseignante de langue française à L’Ecole d’Art et de Décoration, titulaire d’un Mastère en Littérature et Linguistique Françaises intitulé : « L’espace entre énonciation visuelle et scripturale dans Détruire dit-elle de Marguerite Duras ». Elle entame cette année un doctorat interdisciplinaire en recherches sémiotiques sur les études frontière.
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.