Le patrimoine entre valorisation et stigmatisation.
Une statue, un tableau, un instrument de musique, un vase, une chanson, une poésie ou un manuscrit…Qu’allons-nous faire de tout cet héritage transmis de génération en génération et qui a dû résister à l’usure du temps et au déni des hommes avant de nous parvenir emmitouflé dans sa splendeur, et toujours prêt à nous dévoiler nos propres secrets ?

Pour bien comprendre les représentations diamétralement opposées que se font les citoyens du concept de patrimoine, je juge utile de citer d’emblée deux faits édifiants, l’un culturel et l’autre politique. Le premier se rapporte à l’acquisition par le musée du Louvre d’un tableau datant du 16ème siècle, en l’occurrence les Trois Grâces, réalisé par le peintre allemand Lucas Cranach, et considéré comme un chef d’œuvre de la renaissance. Pour le céder, le propriétaire du tableau avait demandé quatre millions d’euros. Le Louvre n’ayant pu rassembler que les trois quarts de la somme, a décidé de lancer un appel aux dons, lequel appel avait été largement repris par les médias et Internet. L’œuvre risquait sinon de partir dans le privé, voire de quitter la France. Heureusement que la somme de 1 million d’euros qui manquait a été rassemblée bien avant la date limite du 31 janvier 2010. « Si la campagne a si bien marché, c’est d’abord parce que l’œuvre est magnifique, mais on a aussi senti le plaisir des donateurs à participer à cette aventure », a tenu à préciser Catherine Sueur, administratrice générale adjointe du musée du Louvre. Le public s’est approprié l’œuvre qui devint désormais sienne. Il a pu valoriser, à sa manière, un élément de son patrimoine.
En quittant l’art pour l’art du possible qu’est la politique, un autre fait a retenu mon attention : Il s’agit du débat ayant été suscité par l’amendement de la Constitution algérienne en 1996. En effet, s’agissant du statut de la langue amazigh, on l’avait considérée dans la nouvelle mouture comme étant une composante essentielle de notre patrimoine. La réaction des militants berbéristes de l’époque ne s’est pas fait attendre, et l’indignation s’est manifestée clairement dans ces propos : « On ne veut pas d’un patrimoine qui finirait dans un musée », déclaraient-ils. Cette attitude renseigne on ne peut mieux sur la représentation plutôt négative qu’a une catégorie de citoyens vis-à-vis du patrimoine qu’ils n’arrivent pas à dissocier d’un passé révolu impossible à ressusciter.
Entre l’engouement des uns à faire entrer dans un musée une œuvre d’art, et le refus des autres de voir leur langue se réduire à un élément du patrimoine, il y a lieu de définir la notion sous un angle scientifique, tout en mettant l’accent sur les représentations qui peuvent influer sur notre appréhension de la question.
De l’héritage du père aux richesses collectives
S’il est vrai qu’étymologiquement parlant, le mot patrimoine dérive directement de « père » (pater, en latin), la notion s’est vite élargie pour embrasser différents domaines dont le point commun est l’appartenance à un groupe social donné. En effet, qu’il s’agisse de monuments, de musées, d’archives, de parcs régionaux, de sites archéologiques, mais aussi de friches industrielles, de lieux de mémoire locale ou plus universelle, de tous les reflets de l’histoire proche ou lointaine, le patrimoine incarne l’héritage commun d’une collectivité. C’est l’ensemble des richesses culturelles accumulées par une société, une nation, une région, et qui sont valorisées par la communauté.
Le concept de patrimoine peut s’articuler sous trois rubriques. La première constate ce qui du passé mérite d’être conservé ; la seconde touche aux motivations qui conduisent à accepter le passé ou à le rejeter ; la troisième, d’ordre pratique, concerne les modalités par lesquelles le patrimoine a été progressivement apprécié, conservé et transmis.
Le patrimoine peut donc être valorisé sur ces trois plans : d’abord, la valorisation sociale ou citoyenne laquelle dépend en grande partie de la conscience des citoyens de considérer le patrimoine en tant que tel, c’est-à-dire comme un héritage qu’il serait dangereux de dilapider. De cette prise de conscience, naît une volonté de conserver ce qui nous a été légué par nos ancêtre, de le diffuser pour le faire connaître, et surtout le promouvoir. Ensuite, les motivations qui conduisent à accepter le passé en ce sens que c’est par volonté de survie (ou volonté de puissance) que toute société se doit de faire revivre son passé sous forme de patrimoine que des générations successives sauvegardent, se transmettent et enrichissent. Enfin, Les modalités pratiques renvoyant aux décisions institutionnelles et autres projets étatiques. Il va sans dire que l’intérêt que porte l’État à la conservation du patrimoine est déterminant. En effet, une conscience sociale ne suffit guère à sauvegarder un héritage diffus et souvent hétérogène. L’intervention de l’État s’avère donc indispensable, et la mise sur pied d’institutions culturelles chargés de protéger le patrimoine est l’une des formes que pourrait prendre cette intervention.
Patrimoine universel ou patrimoine d’identité ?
La constitution d’un patrimoine commun de l’humanité, indépendamment des différences culturelles est un projet qui ne va pas de soi. En effet, si l’on admet que le patrimoine incarne l’héritage commun d’une communauté, il en découle que cet héritage ne sera partagé que par les membres de cette même communauté. Or, il y a des héritages qui sont autant de beautés qu’une collectivité toute seule ne pourrait conserver. Le risque, toutefois, réside dans le fait qu’une fois, universalisé, le patrimoine sera arraché aux héritiers légitimes.
La mondialisation qui tend à faire disparaitre toutes les spécificités culturelles en imposant une uniformité pernicieuse, fera oublier un jour qu’un groupe social donné a produit à un moment donné de son Histoire un objet d’art, une langue, bref, une beauté, et qu’à l’époque, il était le seul capable de le faire.
Ainsi, nous pensons que l’entreprise qui vise à diluer toute création humaine dans l’universel est une forme de dévalorisation du patrimoine d’identité.
Notons qu’il y a également une autre façon pernicieuse de dévaloriser le patrimoine, et ce, en revendiquant l’héritage pour mieux le dilapider. Ceci est d’autant plus observable dans le domaine de la chanson qu’on se permet souvent, voire, on se plaît de défigurer la version originale sous prétexte que c’est du patrimoine national et qu’il appartient à chaque membre de la communauté d’en faire ce qu’il veut.
En définitive, nous pouvons dire que la sauvegarde du patrimoine est tributaire du sentiment général que la société nourrit à son égard. Aussi, ni la volonté politique, ni la prolifération de musées et de centres spécialisés ne pourraient elles suppléer le manque d’intérêt social vis-à-vis de la culture. Il appartient par conséquent aux formateurs, toutes catégories confondues, d’agir sur les représentations des individus en leur faisant prendre progressivement conscience de la valeur incommensurable de notre patrimoine
Mohand Amokrane AIT DJIDA
Docteur en didactique du français langue étrangère et enseignent au département de langue française à l'Université Hassiba Benbouali de Chlef.