Le nomadisme ou la femme libre : «Souviens-toi qui tu es» de Bahaa Trabelsi

Le nomadisme : Recomposition perpétuelle de l’identité
Comme l’affirme Claude Lévi-Strauss dans un séminaire ‘’ l’identité se réduit moins à la postuler ou à l’affirmer qu’à la refaire, la reconstruire ; et toute utilisation de la notion d’identité commence par une critique de cette notion ‘’ (L’identité, Séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, Paris,1977 :331), cela veut dire que l’identité est loin d’être un concept figé, stable voire fatal. Il est au contraire soumis à un processus d’évolution ou tout simplement de métamorphose. En effet, l’individu tire sa première essence de son entourage, un entourage étroit qu’est la famille et un autre plus vaste qu’est la société mais cette « première essence » pourrait être influencée par d’autres facteurs endogènes et exogènes telles que les expériences vécues, la réaction ou la réception de tout un chacun face à tout ce qu’il a appris et accueilli de son milieu socio-culturel. C’est là où réside le travail de tout être à devenir le propre sujet de son existence y compris la femme qui a été depuis toujours un personnage effacé dont l’existence est mutilée, un personnage typique produit par la société rassemblant soumission, indépendance et mutisme.
« [Safia et Aîda] passèrent leurs journées à papoter au coin du feu et à refaire le monde » tels sont les propos de la narratrice dans l’œuvre « Souviens-toi qui tu es » de son écrivaine Bahaa Trabelsi pour décrire le besoin dans lequel se trouve le sujet féminin à réécrire son existence. Ce désir de reconstruire une nouvelle identité est devenu par la suite le projet dans lequel s’engagent les écrivaines afin de rompre avec le modèle de la femme résignée, docile, obéissante produit par la société phallocratique. Dans l’écriture féminine, marocaine surtout qui fera l’objet de notre étude, nous avons affaire à des personnages féminins rebelles, n’hésitant pas à se révolter contre tous les obstacles artificiels que le sujet patriarcal a fabriqués pour dompter la femme et faire d’elle un être dépourvu de toute liberté.
Dans ce sens, l’être féminin se retrouve dans l’impasse de remettre en question et l’identité et l’existence qui lui sont honnêtement transmises pour aller enfin à la quête de soi pour la seule raison que l’identité fixe du sujet est illusoire. Et le nomadisme demeure un choix incontournable pour toute femme assoiffée de découverte voire de liberté. Il est aussi l’identité évidente de toutes les femmes considérées comme des citoyennes de deuxième rang, cela rejoint l’idée que défend Virginia Woolf. Elle réclame : « Notre pays, tout au long de la majeure partie de l’histoire, m’a traitée comme une esclave ; il m’a dénié toute éducation et/ou toute partie de ses possessions (…). En fait, en tant que femme, je n’ai pas de pays. En tant que femme, je ne veux pas de pays. En tant que femme, mon pays c’est le monde entier ». (Virginia Woolf, three Guineas, New York, harbinger Book, 1983, p.108) De surcroît, la vie nomade souligne ce qu’a nommé Rosi Braidotti « la subjectivité féminine ». Laquelle fait allusion à un ensemble stratifié de variantes (la race, l’ethnie, la classe sociale, les croyances religieuses …) et qui explique la multiplicité de la condition féminine liée bien évidemment à sa localisation dans le temps et dans l’histoire. Ces voix féminines du Maghreb qui s’érigent au sein de l’univers littéraire francophone pour mettre en scène la particularité de la femme maghrébine nomade. Tout en sachant qu’à l’intérieur même de l’œuvre, nous nous trouvons face à plusieurs portraits de personnages féminins ayant choisi le nomadisme comme mode de vie.
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Le nomadisme et la liberté
Il s’agit dans cet article de réfléchir sur l’expérience de la vie nomade chez le personnage féminin et son rapport qu’elle entretient avec la liberté tant aspirée par les femmes nomades. Pour ce faire, nous avons choisi comme corpus le roman intitulé « souviens-toi qui tu es » de Bahaa Trabelsi qui, à notre avis, s’engage sérieusement dans la reconquête de l’identité tout en mettant en scène une large panoplie de personnages féminins exilés de toute condition (âge, nationalité, religion, …). Mais nous allons nous contenter de mettre l’accent sur l’expérience nomade d’un seul personnage qu’est Aîda sachant que la protagoniste de la même œuvre, Safia est une véritable exilée. Aîda, son nom est révélateur de sens, sens à la fois de liberté et de retour vers soi. La consonne ‘’a’’ qui ouvre et clôt le nom traduit perpétuellement la liberté éternelle que symbolise son existence : une liberté identitaire ou originelle et une liberté conquise. La lettre ‘’a’’ ouverte en arabe énonce un son ouvert, loin d’être limité ni dans l’espace ni dans le temps, donnant lieu ainsi à un écho envahissant l’univers entier pour s’adresser enfin à un non-point, à l’infini. En fait le nomade, contrairement aux stéréotypes qui lui sont collés, il n’est pas un vagabond qui erre sur terre sans destination mais il est celui qui est conscient de sa situation d’exilé sans avoir peur de déplacement perpétuel et de découverte de soi ou de la fin de cette aventure. Le mot ‘’Aîda’’ en arabe signifie celle qui revient, celle qui retourne, à mon sens, vers soi. Et pour parcourir un tel trajet, il fallait être tellement conscient de soi et Aîda manifeste une compréhension profonde ce qu’elle est comme être : Je n’étais pas non plus faite pour être mère. Je préférais l’aventure, découvrir le monde, épancher ma curiosité intarissable. Les marmots qui braillent et qui s’accrochent à mes jupes, ce n’était pas ma tasse de thé. (Trabelsi, « Souviens-toi qui tu es, 2020, p.127)
La fuite et la remise en question de l’institution conjugale
Aîda ou la voyante telle qu’elle est décrite dans le texte, elle semble être anticonformiste dans le sens où elle arrive à se débarrasser de ce qu’elle a appelé ‘’l’hypocrisie de son milieu [qui] ne lui convenaient pas’’ (Trabelsi, p.127). Elle a une attitude subversive puisque « les nomades sont de grands voyageurs du monde : les plus grands voyages peuvent se faire sans bouger de chez soi car c’est la subversion des conventions qui définit l’état nomade et non pas l’acte de voyager » (R.Braidotti, Nomadic subjects, New York, Columbia, Press university, 1994, p.5) insiste Braidotti. Après avoir compris et un âge précoce (vingt ans) que l’institution de mariage l’ennuyait très rapidement, elle a pris sa fuite n’ayant même pas un sou en poche. Elle a osé dire non à une vie qu’on lu a préparé dans le cadre d’un mariage arrangé, elle a su et pu mettre fin à une vie qui ne lui appartenait guère. Une telle décision émane d’une personne pas seulement courageuse ou brave mais mûre et mature. Ce que nous allons découvrir dans les pages à suivre.
Le rejet de la maternité
La fuite ou l’éloignement de sa vie ancienne qui ne ressemblait pas à son être n’est pas uniquement à cause de la monotonie de sa vie avec son mari mais aussi à cause de son incapacité de se projeter dans un avenir où elle sera mère. Le rejet de la maternité conçu être à son tour parmi les missions ou les tâches auxquelles la société prépare la femme tout en classant ceci dans la nature féminine : Toute femme doit se marier et avoir par la suite des enfants dont elle s’occupe, ce qu’est sa première nature biologique même humaine ou humaniste. Toute son existence d’être, de femme, d’individu ou de citoyen se résume dans la reproduction. Le sujet féminin s’est révolté contre cette pensée masculine qui voyait en elle le seul pouvoir d’enfanter. C’est vrai qui les néo-féministes appellent à ce que l’individu féminin se réconcilie avec sa nature, elles l’invitent aussi à ne pas rejeter ses particularités qui lui sont propres et qui font sa richesse mais les féministes y compris Simone de Beauvoir, le référent de bon nombre d’écrivaines du Maghreb, démontre que la maternité se met en travers de la réussite de la femme et son émancipation. Les enfants prennent son énergie physique et mentale et la rendent faible et surtout dépendante, ce qui l’empêchera d’être libre.
L’errance sentimentale et sexuelle
Ainsi le mode de vie nomade peut même devenir une identité nomade que définit Braidotti comme étant « la capacité de passer d’un état à un autre, dans un flux/flot d’expériences, de séquences temporaires, et de couches de significations qui est la clé pour le mode nomade » (R. Braidotti, p.159). Elle devient alors un art d’exister tout en menant une vie submergée par les expériences, par les aventures. Il est question d’un projet personnel auquel la figure féminine reste fidèle et honnête pour permettre ainsi à l’identité une certaine recomposition sans se figer dans la stabilité. Pour subvenir à ses besoins, Aîda a travaillé dans tous les domaines : serveuse automate, coiffeuse, toiletteuse pour chiens et courtière dans des casinos. Inconditionnellement, elle s’est livrée aussi chair et cœur à l’autre. Son errance sexuelle et sentimentale nous rappelle la prostitution sacrée de ces femmes qui s’adonnent aux premiers venus pour honorer la déesse de la fertilité, elles s’offrent à l’autre pour le rendre heureux. Tel sentiment que cherche aussi notre personnage féminin à faire éprouver chez les gens qu’elle rencontre dans son chemin sauf qu’elle ne se sacrifie pas au contraire une telle expérience lui procure un plaisir si intense. En d’autres termes, être nomade exige comme finalité ou visée la redécouverte du moi et non pas de l’autre, certes l’autrui permet au sujet féminin de se reconstituer ou d’évoluer mais c’est le moi qui porte le plus dans une telle expérience. Aîda n’est pas une religieuse, elle ne croit pas en une religion bien déterminée mais elle est spirituelle.
Elle trouve une certaine magie et un certain confort dans l’expérience spirituelle lorsqu’elle se plonge dans de longues méditations, puis joue du tambour chamanique. Elle fait preuve d’une grande maturité et d’une immense sagesse, le fruit de ses expériences multiples et diverses dans son long voyage. En effet, elle console la protagoniste Safia dans ses moments de crise et de dépression, elle n’hésite pas d’être à l’écoute de ses troubles tout en lui offrant des conseils pour surmonter ses difficultés de vivre.En niant qu’elle ne croit pas au grand amour ou qu’elle n’est pas patriote, elle nous rappelle la position de Malika Mokeddem au sujet des racines qu’elle rejette sévèrement tout en annonçant : « Deux mots me hérissent « nationalité » et « racines » (…). Ma grand-mère disait : « Il n’y a que les palmiers qui ont des racines. Nous, nous sommes nomades. Nous avons une mémoire et des jambes pour marcher » (Helm, 2000, p.32). En contemplant ces confessions, pourrions-nous dire que l’identité nomade est l’identité de tout un chacun ? Faut-il juste avoir l’audace et aller dans la quête de soi pour le découvrir ?

Par Hasna Ibrahimi
Hasna IBRAHIMI, Enseignante de français au cycle secondaire qualifiant et doctorante au sein du laboratoire Langue, Littérature, Communication et Identité à la faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université IBN ZOHR, Agadir.
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.