Le dernier empire des Maghrawa du Chélif : Pour que nul n’oublie la vallée exaltée de passion et d’histoire (Troisième épisode).
Voici l’épopée du dernier empire des Maghrawa du Chélif. La terre de nos ancêtres, là-bas, dans la vallée où les épis d’or, comme les vagues de la mer, oscillaient au gré des éléments enchanteurs. Urchik, le seigneur des terres brûlées, poursuivi par les siens, est accueilli par les habitants de Brechk, l’antique Lasnab. Au cours de sa dernière razzia, le regard d’une fille blessée et l’appel incantatoire d’une gazelle réveillent en lui l’honneur des hommes libres… Juste au moment où il allait reconquérir l’empire de ses ancêtres, le géant Urtezmar, à la tête d’une gigantesque armée, assiège la ville de Brechk et prend en otage la fille et sa gazelle. Pour sauver le dernier empire des Maghrawa du Chélif, Urchik se battra seul contre l’armée d’Urtezmar. L’esprit des anciens lui viendra en aide. La lune cachera le soleil, et la nuit, en plein milieu du jour, mettra fin à l’une des plus meurtrière bataille de l’histoire de la vallée…

Tel un fantôme, il galopa dans l’obscurité de la nuit sans lune. Il n’arrêtait pas de donner des coups de cravache pour plus de rapidité. Et le cheval noir, presque invisible, semblait sortir du néant. Seul le souffle du cheval emplissait l’esprit d’Urchik. Et plus il pensait à la razzia du matin, plus il donnait des coups au cheval. A la vitesse du vent, ils allaient, cavalier et monture. On aurait cru à quelque mystérieuse créature des sables ou un engin propulsé par une incroyable énergie tellement l’homme faisait corps avec son cheval. Entre ses bras, et recroquevillée sur ellemême, la gazelle gardait son équilibre et communiquait avec Urchik par une mystérieuse force abstraite.
Des flashs s’illuminaient, de temps à autres, dans sa tête. Sa première chevauchée à côté de son père. La chute qui avait failli le rendre inapte à vie. Sa première razzia à quinze ans. Son premier butin : une outre d’eau faite de peau de chèvre. Les rires de son père et de tous les hommes de la tribu lorsqu’il fuyait devant la bête égorgée, étendue sur le sol, son sang coulant telle une rigole. Et le miracle du rêve…la plaine qu’il voyait dans son sommeil adoucissait son présent de feu et de sang. Et cette voix si apaisante, si vraie…
Le vent soufflait à ras de terre. Le cheval continuait sa course folle. Urchik, tel un hypnotisé, n’avait qu’une seule idée, retourner sur les lieux du village razzié. Il ne savait pas pourquoi ; son instinct et la gazelle le guidaient. En vérité, Urchik était sûr d’avoir failli… Et les seigneurs, les vrais, ne faillent pas dans les moments de vérité. Il avait toujours haï cette vie de prédation. Mais les traditions ancrées dans les siècles, à lui seul, il ne pouvait pas les changer, encore moins les désapprouver solennellement ou les condamner. Et à chaque bataille, gagnée ou perdue, il se retirait seul dans le désert, et loin de tous, imaginait un monde meilleur. La couleur bleue occupait un long moment son esprit. Des images de mer et de rivages s’obstinaient à envahir tout son être. Des vagues en écume, des forêts de pins, et des hommes habillés en marins l’appelaient dans son sommeil.
Chassa de son esprit ces visions lointaines, donna un coup de jambe au flanc de son cheval qui reprit de plus belle la course dans la nuit.
A quelques heures de l’aurore, il arriva au village, encore abandonné des siens. Les restes des tentes et autres ustensiles tiraillés par le souffle du vent s’entrechoquaient en un lugubre bruit. Urchik sauta de sa monture la gazelle dans ses bras. Une fois à terre, il posa la petite gazelle sur le sable et attendit un moment. La gazelle tendit ses oreilles au vent qui continuait à souffler, puis lança un petit cri doux et courut devant Urchik.
Dans l’obscurité de la nuit, il accourait d’un lieu à un autre. Plusieurs fois, il buta sur des amas de tentes ou autres affaires éparpillées qui le firent tomber ; il se relevait et continuait de repérer la tente en suivant la gazelle qui l’avait devancé. A un moment, il faillit s’arrêter et rebrousser chemin. Mais son instinct le poussait à suivre l’appel de cet animal doué. Devant une tente, la gazelle s’arrêta. Les pans de la tente lacérés claquaient dans le vent. Il entendit un gémissement. Il tira sur la toile en lambeaux et pénétra à l’intérieur. Un deuxième gémissement attira son attention. Là, toujours recroquevillée, la fille était étendue agonisante. « Qu’Allah soit loué ! » dit-il. « Soit loué ô Allah ! » reprit-il. Puis, dans l’obscurité, il approcha ses deux mains, et en tâtonnant, toucha le frêle corps de la fille ; il allongea ses mains jusqu’à la sa tête et lui caressa les cheveux. D’un geste preste, retira la petite outre d’eau de son épaule, la dénoua et versa quelques gouttes, aspergea le visage de la mourante. Il versa dans le creux de sa main droite un peu d’eau, avec l’autre main, il souleva la tête de la fille, et par petites quantités, il la fit boire. Quelques gouttes tombèrent sur la gazelle, elle poussa son doux cri et s’approcha davantage vers la fille. L’obscurité ne permettait pas à Urchik de voir l’ampleur de la blessure. Il continua à l’asperger d’eau ; tantôt en lui mouillant le visage, tantôt en essayant de la faire boire. De temps en temps, un soubresaut secouait le corps de la fille. A chaque mouvement brusque, Urchik palpait le cœur de la fille ; il ressentait un faible battement, presque imperceptible soulevant sa poitrine. Il se résigna à rester ainsi jusqu’au lever du jour.
Dans une sorte de transe, Urchik, avec une voix douce et lointaine, commença à chanter la mélodie de l’eau qui donne la vie. « Bois… dans mes mains…l’eau qui t’apportera la vie ! Bois…c’est les anges qui l’ont puisée… Bois…dans mes mains…l’eau qui donne la vie…Bois ! Petite fille…aux yeux gris…aux yeux verts…petite fille…le jour se lève… bois l’eau de la vie. »
Et le ciel s’embrasa d’une lueur écarlate. Le premier rayon se posa sur le visage de la fille. Urchik s’arrêta de chanter et resta figé un long moment.
Au deuxième rayon, il se décida d’agir. Il se leva, sortit de la tente, et dans la lumière du petit jour, il chercha des pieux de tente. La gazelle restait toujours immobile devant la fille. Urchik posa deux longs bâtons sur le sol, apporta un gros morceau de toile de tente qu’il découpa avec son couteau et noua solidement chaque extrémité à un bâton. Quand il finit de fabriquer la civière, il ramena son cheval, fit accrocher les deux bouts de la civière à la selle de telle sorte qu’elle reste élevée du sol. Il fit avancer son cheval jusqu’au niveau de la tente où se trouvait la fille, l’arrêta et entra à l’intérieur. Un faible gémissement continuait de sortir de la poitrine de la fille. Sans attendre, Urchik s’approcha d’elle, et avec une grande précaution, après avoir fait passer ses deux mains au-dessous du corps, il la souleva et la déposa sur la civière. Rapidement, il enleva sa cape, la couvrit, et avec des sangles, il attacha son corps aux deux extrémités de la civière. La gazelle sautillait de joie ; ces cris devenaient distincts et presque mélodieux. Une douceur infinie s’étala avec le jour naissant. Le soleil illumina les lieux d’une triste clarté. Urchik tira sur la bride du cheval qui se mit en marche. Il se dirigea vers le nord, convaincu que son futur ne sera plus jamais semblable à son passé…
Uzmar, comme à ses habitudes, se leva le premier pour faire sa prière. Devant la grande tente, il posa le pot d’eau et commença à faire ses ablutions. Tout en jetant de l’eau sur ses avant-bras, il eut une pensée pour Urchik. Il était content que son fils aîné se décidât enfin à suivre la tradition de la grande tribu des Maghrawa. Depuis des temps immémoriaux, les choses étaient comme ça.
Et personne n’y pouvait rien. Son grand-père l’avait appris à son père, et lui, avait fait passer le message à son fils, comme le veut la coutume. A un certain âge d’Urchik, il avait vraiment eu peur pour lui. Car à chaque sortie, son fils venait lui parler un langage qu’il ne comprenait pas. « Père, lui disait-il, le monde n’est plus comme avant. Les mœurs ont changé, et nous, nous restons encore attachés à un passé révolu. C’est dans la paix que les hommes d’aujourd’hui doivent vivre. »
Quand il jeta le tapis sur le sable pour la prière, un doute effleura son esprit, le chassa d’une invocation et se prosterna au moment où l’horizon s’embrasait de stries dorées. « Allah Akbar… », répétait-il à chaque mouvement. Et le doute persistait. Et les mots d’Urchik s’entremêlaient avec les versets. Après la prière, il resta assis en tailleur, le chapelet dans sa main. Tout en égrenant les grains, son esprit restait attaché à Urchik. Son fils avait enfin retrouvé son équilibre d’homme seigneur et il en était satisfait, car le projet de la succession ne se posait plus. La veille, il avait préparé la dot : des bijoux en or et en argent, trois tapis de laine pure, une grande tente faite de peau de chameau raffinée, des étoffes et tissus aux couleurs bariolées, des dattes, deux sacs de semoule, dix chèvres et deux chamelles.
Le départ de la caravane était programmé au point du jour. Il avait choisi pour ce jour son habit royal ainsi que sa meilleure monture toute parée de couleurs chatoyantes. Ses deux frères seront du voyage. Son vieil oncle paternel, ainsi que ses cousins. Et puis tous les notables de la tribu, vieux et jeunes, les accompagneront pour le rituel de la danse de la « deffa ». Les hommes s’aligneront les uns près des autres ; les uns frappant le « bendir », les autres tapant dans leurs mains en suivant le rythme, et tous ensembles marcheront vers la tente des parents de la mariée. Quand ils arriveront devant la tente, un des chanteurs s’avancera, et entonnera la monodie comme prière et demandera l’hospitalité à l’autre clan. Alors, les deux tribus se mettront, en rangée, les uns face aux autres, et entameront ensemble la « deffa ».
Rachid Ezziane
Écrivain, Journaliste & Chroniqueur in Le Chélif