Le dernier empire des Maghrawa du Chélif: Pour que nul n’oublie la vallée exaltée de passion et d’histoire (Premier Épisode)
Voici l’épopée du dernier empire des Maghrawa du Chélif. La terre de nos ancêtres, là-bas, dans la vallée où les épis d’or, comme les vagues de la mer, oscillaient au gré des éléments enchanteurs. Urchik, le seigneur des terres brûlées, poursuivi par les siens, est accueilli par les habitants de Brechk, l’antique Lasnab. Au cours de sa dernière razzia, le regard d’une fille blessée et l’appel incantatoire d’une gazelle réveillent en lui l’honneur des hommes libres… Juste au moment où il allait reconquérir l’empire de ses ancêtres, le géant Urtezmar, à la tête d’une gigantesque armée, assiège la ville de Brechk et prend en otage la fille et sa gazelle. Pour sauver le dernier empire des Maghrawa du Chélif, Urchik se battra seul contre l’armée d’Urtezmar. L’esprit des anciens lui viendra en aide. La lune cachera le soleil, et la nuit, en plein milieu du jour, mettra fin à l’une des plus meurtrière bataille de l’histoire de la vallée…

C’est dans une vallée, que je croyais sans passé ni histoire, que j’ai vu le jour. Un oued nommé Chélif la traverse d’est en ouest. Des deux côtés de ses berges s’étalent des terres fertiles à perte de vue. Des vergers d’agrumes, d’orangers et de citronniers, agrémentent le paysage d’éclat et de magnificence, éparpillant leurs fragrances agréables sur toute la vallée. Au nord, la chaîne de montagnes du Dahra et du Zaccar obstrue sa vue sur la mer méditerranée ; au sud, c’est l’imposant Ouarsenis qui la protège des vents chauds du siroco. Le blé y est abondamment semé, orge et millet. Hannibal l’avait traversée pour aller vaincre Rome avec ses éléphants après avoir franchi les Pyrénées et les Alpes. Massinissa et Syphax, Jugurtha et Tacfarinas, Jules César et Pompée, Phéniciens et Vandales, Puniques et Arabes, Tarek Ibn Ziad et Okba le conquérant, Ibn Khaldoun et Léon l’Africain, Ibn Toumert et Abdel Moumen, Khair-Eddine et Baba Aroudj, Turcs et Français, Abdelkader et Bugeaud, Alphonse Daudet et Paul Robert, Djilali Bounaama et Hassiba Ben Bouali, sans compter la longue liste des martyrs, le mont Bissa, à lui seul, en compte plus d’un millier, tous y avaient séjourné ou fait halte, ici, sur cette terre féconde et généreuse, mais oubliée…
Les années passées sur les pupitres des écoles et lycées ne m’avaient rien appris sur ses chroniques tumultueuses et abondantes. Alors, je suis allé rechercher son passé dans les méandres sinueux des vieux manuscrits et autres textes jaunis par le temps.
De sillon en empreinte, de piste en indice, et puis, de rai en lumière, je suis arrivé à » desceller » la porte du silence. Le passé m’éblouit de mille et une luminescences. Et en dépoussiérant cette richesse cachée, un empire, ancré dans la terre et l’histoire, surgit devant moi. Et comme le jour qui fait disparaître la nuit, l’épopée des Maghrawa du Chélif encense ma mémoire de passion et d’enthousiasme. Peuple de tentes et de nomades, mais peuple fier et redoutable, les Maghrawa, durant plus de mille ans, avaient chevauché la vallée, d’ElKhemis à Mazouna, et de Ténès à Sandjas, en passant par le cœur de la vallée, là où y est bâtie Chlef, l’antique » Lasnab » Castelum Tingitanum. Guerres et paix, pactes et conquêtes ont jalonné son passé, écrit son histoire, de feu et de sang, d’épopée et de lumière. Ils sont les dignes ancêtres des Awlad Mendil, des Beni Sandjas, des Sobha, des Zeboudja, des Attafs, des béni Bouatab, des Taougrite, des Sbih, de Ouled Medjadja, des Ouled Riah, des béni Righa et autres Tadjine et Laghouates, qui s’étendaient de Miliana à Sidjilmassa.
Sur les traces du dernier empire des Maghrawa, j’ai jeté mon dévolu, avec enthousiasme et fierté.
Une brise fraîche fouetta le visage rugueux d’Urchik ; avec sa main droite, il caressa le poil de sa barbe, s’arrêta un moment, puis continua de laisser ses doigts flirter le long de sa joue ; il répéta le geste plusieurs fois comme quelqu’un à la recherche d’une idée ou une solution à un problème. Depuis plusieurs jours, des visions évanescentes, tantôt claires et distinctes, tantôt confuses et inintelligibles, accompagnaient ses nuits et prolongeaient ses insomnies. De temps à autre, il se retournait et tendait son oreille. Le souffle de la vie parvenait jusqu’à lui. Un bruit furtif accompagnait le soupir. Ces bruissements anodins lui apportaient la sérénité. Le présent se cabrait devant le passé, dévalant en boule de neige sur son esprit émietté d’aléas et d’inquiétude.
Il n’avait pas cessé, toute la nuit, de penser à la similitude de son présent avec le passé de son hôte. Il reprit les mots de l’homme, un à un. Il les compara à des clefs pour ouvrir les âmes closes. L’histoire de l’homme et de sa femme l’avait aidé à reprendre confiance dans son choix. Comme lui, il avait tourné le dos à ces croyances tenaces, où seules la razzia et la prédation enroulent et déroulent les jours sur eux-mêmes. Au lever du jour, il poursuivra le chemin, avec comme unique destin, réparer les offenses commises. Il jura, dans la nuit, seul, sa fidélité au serment fait.
Il se retourna et tendit l’oreille encore une fois. Le souffle des dormeuses arriva jusqu’à lui. Il resta un long moment à écouter le rythme de leur respiration. Le souffle devint musique. L’esprit s’envola…
Au milieu des étendues désertiques, il se retrouva
» Tu ne sauras jamais rien faire de ta vie ! » Lui revenaient les paroles de son père. » Tu refuses de vivre comme les nôtres ; débrouilletoi alors pour avoir une maison en pierre, avec murs et plafonds, car ici, chez-nous, nous n’avons que des tentes à offrir ; et nous sommes fiers d’être des nomades du désert. Même nos ancêtres, qui avaient vécu, là-bas, sur cette terre fertile longeant le grand oued, durant des siècles, eux aussi avaient habité la tente. » Les paroles emplissaient sa tête jusqu’à l’empoisonnement. Et le passé revenait en un enchaînement de flashs, les uns derrière les autres.
Sous la grande tente des Maghrawa, il avait vu le jour. Son père était un noble parmi les nobles. Sa mère était reine du Zab. Son enfance, passée entre la chasse et l’apprentissage de la langue, lui procura un épanouissement précoce. Avec ses yeux d’antilope, ses cheveux crépus et son visage couleur de sable, le petit Urchik semblait sortir de la terre brûlée de son pays. Mais le corps était vigoureux, tortillé de muscles et de veines à fleur de peau. Mais le cœur d’Urchik était ailleurs. Son esprit éveillé rêvait de voyage. Et c’est le nord qui l’attirait. Il avait su, dès son jeune âge, qu’audelà des horizons, il y avait la terre de ses ancêtres ; et au-delà de la vallée il y avait la mer encore plus attrayante. Il y avait Les rivières, ruisselantes d’eau pure. Le soir quand il revenait du pâturage et s’allongeait sur la natte pour un repos tant mérité, il ne cessait d’imaginer ce monde féerique, où tout était à portée de main, disaient les anciens livres et manuscrits de son grand-père. Et il s’imaginait galopant le long des rives du grand oued pour s’engouffrer dans la forêt et humer l’air pur de la mer blanche qui se trouvait juste au-delà des collines verdoyantes.
Le père, le cheikh Uzmar, ou Amghar, qui veut dire dans la langue des ancêtres, le chef, ou le sage, ou le patriarche, voulait que son fils apprît les coutumes de sa tribu en lui inculquant les manières de s’habiller en prince du désert, celles de monter un cheval pur-sang ou un chameau royal, de participer à la chasse de la gazelle ou l’outarde. Il y avait aussi les langues tamashek et le tifinagh sur qui insistait le cheikh. Où partait le père, l’enfant le suivait. Les étendues ensablées et rocailleuses avaient appris à Urchik la liberté, mais avaient aussi endurci son cœur. Il passait ses jours à arpenter les dunes à la recherche des traces de gazelles ou autre gibier qu’il piégeait au détour d’un point d’eau au milieu des palmiers. Et chaque jour il revenait au campement de la tribu avec des prises pendantes à sa ceinture en cuir de chameau. Sa mère l’attendait devant la tente, lançait un youyou et s’agenouillait presque, une fois tout près de lui. Les autres femmes de la tribu faisaient de même. A chaque retour de la chasse, Urchik était reçu comme un grand guerrier. Le soir, il ouvrait ses manuscrits, et à la lumière de la vieille lampe à huile, lisait les contes et les légendes de son peuple disparu dans les siècles du passé. Les vieux manuscrits parlaient d’un peuple brave et puissant qui avait comme ancêtre un patriarche nommé Djana. Les tribus de béni Illit, de Zendak, de Urac, de Urtezmir, de béni Boussaïd, de Urcifan, de Laghwate, de béni Righa et d’autres encore plus nombreuses descendaient toutes de ce patriarche. Tous ces ancêtres avaient vécu sous la grande tente des Maghrawa du Chélif. Et durant plus de mille ans ils avaient parcouru la vallée verdoyante, celle-là même que traverse le grand Oued.
Après la chasse, il s’initia à la guerre. Les guerres des tribus nomades sont des razzias. Et les razzias sont des pillages où tout est mis à sac. Où les femmes et les enfants sont capturés comme butin de guerre et vendus aux plus offrants. Et les cœurs des hommes, de razzias en razzias, de capture en capture, durcissaient comme la pierre du désert brûlant. Mais dans le cœur d’Urchik persistait la lumière des seigneurs, celle qui éclaire les âmes de la fraternité entre les hommes. » Vas mon fils ! Que ma bénédiction t’accompagne. Prends les choses comme elles sont. Car si tu ne tues pas, on te tuera. Si tu ne pilles pas, on pillera ta tribu. Ceux qui battent en retraite sont des lâches. Seuls ceux qui manient le sabre et l’épée auront la vie sauve « , disait le père au fils quand il le voyait sur le point de renoncer à le suivre dans le sentier de la guerre fratricide.
Un jour, galvanisé par temps d’ardeur et de paroles, Urchik, pour montrer à son père son courage et sa fidélité à la tribu des Maghrawa, s’habilla en prince, comme s’il allait à une parade, prit son sabre à la large lame et à la poignée en argent, l’enfila en bandoulière derrière son épaule et prit la tête du goum…
Rachid Ezziane
Écrivain, Journaliste & Chroniqueur in Le Chélif