Le dernier empire des Maghrawa du Chélif : Pour que nul n’oublie la vallée exaltée de passion et d’histoire (Deuxième Épisode).
Voici l’épopée du dernier empire des Maghrawa du Chélif. La terre de nos ancêtres, là-bas, dans la vallée où les épis d’or, comme les vagues de la mer, oscillaient au gré des éléments enchanteurs. Urchik, le seigneur des terres brûlées, poursuivi par les siens, est accueilli par les habitants de Brechk, l’antique Lasnab. Au cours de sa dernière razzia, le regard d’une fille blessée et l’appel incantatoire d’une gazelle réveillent en lui l’honneur des hommes libres… Juste au moment où il allait reconquérir l’empire de ses ancêtres, le géant Urtezmar, à la tête d’une gigantesque armée, assiège la ville de Brechk et prend en otage la fille et sa gazelle. Pour sauver le dernier empire des Maghrawa du Chélif, Urchik se battra seul contre l’armée d’Urtezmar. L’esprit des anciens lui viendra en aide. La lune cachera le soleil, et la nuit, en plein milieu du jour, mettra fin à l’une des plus meurtrière bataille de l’histoire de la vallée…

Au premier rai de l’aube naissante, la caravane se mit en branle. C’était un jour de printemps…
Dans la fraîcheur du jour naissant, une myriade d’oiseaux, aux couleurs chatoyantes, s’envola en un seul battement d’ailes. Un cheval se cabra. Une voix d’homme emplit l’atmosphère d’un cri de guerrier. Présage d’un combat imminent.
Après une demi-journée de marche, le convoi prit le chemin d’un oued à sec. Les hommes se mirent en file indienne. Urchik toujours à leur tête. Dans le sable, encore mou par la fraîcheur de la nuit, les sabots s’enfonçaient légèrement rendant la marche plus lente. Dans la tête d’Urchik s’entremêlaient doutes et certitudes. Un pressentiment lui disait que ce sera la dernière razzia. Mais il ne savait pas d’où lui venait ce sentiment, cette conviction du dernier combat. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, le doute devenait inquiétude, peur. Son âme le mettait en garde contre une chose qu’il n’arrivait pas à cerner. Et pourtant il était convaincu de sa maîtrise du sabre et de l’épée. Les dernières paroles de son père avaient ajouté de l’énergie à son courage. Tout ce qu’il devait ramener de cette razzia lui reviendra. Le butin de guerre sera versé comme dot pour sa future épouse. Morayma, la gazelle brune, attendait son retour. Fille du chef de la tribu des Magha, redoutables guerriers des steppes. Tout était tracé, avec le consentement du destin, comme pour tous les autres qui l’avaient précédé ; depuis des générations, les choses se passaient ainsi. Sous les tentes et dans les oasis, sur la dune en croissant et sur les étendues de pierres, le sabre était le dominateur. Même l’amour s’assujettissait à la loi du kandjar. Et la même dague qui coupait la ceinture de la mariée pour une nuit de plaisir pouvait trancher sa gorge pour un hymen perforé ou un soupir douteux.
Le premier cavalier s’arrêta en tirant sur la bride de son cheval. Sans rien dire, il sauta par terre, tendit la bride à un autre cavalier et accourut vers un talus. Il se mit à plat vendre et s’avança en rampant. Quelques instants après, il revint en courant. » Nous sommes arrivés ! » dit-il en direction d’Urchik qui hocha sa tête tout en tirant son sabre de derrière son épaule. » Je veux le plus grand butin jamais razzié, tout doit y passer : or, argent, bêtes, femmes, enfants ! » cria-t-il en donnant un coup de cravache sur la croupe de son cheval noir. Une longue traînée de poussière s’éleva dans le ciel. Devant eux, à quelques encablures, se dressait un village de tentes où paissaient aux alentours brebis, chèvres et chameaux. Quelques enfants couraient en jouant à la razzia. Ultime moment de paix que celui où le soleil au zénith appelle les hommes au repos et au délassement des corps en suée. La brise et le claquement des pans entrouverts aideront à la somnolence, porteront le rêve loin. Mais le présent, laps de temps éphémère, regorge d’intrigues et d’imprévisions…
Un cri retentit au loin, suivit d’une nuée de poussière. Les cavaliers, tel un essaim d’abeilles s’abattirent sur le village de tentes. En un éclair, des têtes voltigèrent dans le ciel sous les larges lames tranchantes. Les femmes et les enfants couraient pour se réfugier, mais les sabres des cavaliers d’Urchik n’épargnaient personne. Hommes et bêtes tombaient, gisants dans des mares de sang.
Urchik fendait les tentes et faisait sortir leurs occupants. Criait à ses compagnons pour faire vite et bien. » Razziez ! Et rasez tout ! Tout ! » Hurlait de toutes ses forces l’enfant terrible des Maghrawa, le sabre ruisselant de sang rouge. Les autres accentuèrent la cadence avec un rythme des plus fous. Les plus jeunes du village s’enfuirent vers les contrées désertiques, abandonnant famille et animaux.
Aghlab ! Rassemble les hommes et leurs butins, nous devons repartir « , interpella Urchik son cousin, qui était son adjoint. Mais les autres continuaient le sac sans distinction d’âge ou d’espèce. Hommes, femmes, enfants et bêtes passaient sous les lames tranchantes des épées et des sabres.
Urchik sauta de son cheval à la poursuite d’une fille à peine âgée de quatorze ans. Dans les bras de la fille, une gazelle. En voyant son poursuivant sur le point de la rattraper, elle se glissa à l’intérieur d’une tente encore intacte. Urchik la suivit en donnant un coup fort avec son sabre sur le pan de la tente qui se lacéra de haut en bas. A l’intérieur, la fille toute tremblante, se recroquevilla dans un coin, la gazelle toujours dans ses bras. Elle maintint son regard d’enfant vers Urchik comme pour le supplier ou défier son cœur ? de guerrier.
Il s’avança vers elle, hésita ; derrière lui, les cris des pilleurs bourdonnaient dans ses oreilles. Du bout du sabre, qu’il tenait le long de sa jambe droite, deux gouttes de sang s’égouttèrent l’une après l’autre, encore chaudes. Il resta un moment fixé sur les yeux de la fille. Des yeux de gazelle, entre le noir et le vert ; des yeux qu’il n’avait jamais vus de pareils le dévisageaient, l’enveloppaient d’un présage jamais ressenti. Ses cheveux noirs, raides, retenus par un bandeau en laine, son visage d’où se dégageait une fine lumière la faisait ressembler à un petit ange venu du ciel. Un présage effleura l’esprit d’Urchik. Il entendit des battements d’ailes. Et l’esprit crut à la prémonition du cœur. » Cette fille est un présage » se dit-il…
Elle lâcha la gazelle de ses bras qui se blottissait contre elle. Urchik s’avança de quelques pas. Son regard partait de la fille à la gazelle. Cette dernière releva sa petite tête, fixa ses yeux sur ceux d’Urchik. Un rayonnement étincela dans le regard de la gazelle. L’intense lumière pénétra l’âme d’Urchik par bribe d’incandescence. Avec des paroles incantatoires, muettes, venant de nulle part, la gazelle suppliait Urchik.
Mais au moment où il allait tendre sa main vers la fille, un bruit infernal se fit entendre, il se retourna. Devant lui, un de ses hommes, tout excité, et avant même qu’Urchik n’eut le temps de comprendre ce qui se passait, l’autre arma son arc d’une flèche et la tira à bout portant. La flèche transperça les côtes de la fille. Tout heureux, l’homme qui avait tiré sa flèche voulut s’avancer pour contempler de plus près son œuvre. Urchik l’empoigna de ses deux mains et lança un horrible cri sur le visage du pilleur.
Une image de désolation s’offrit aux yeux d’Urchik au moment du départ. Il se tourna vers la tente où gisait la fille, resta un long moment comme absent, puis, d’un seul coup, il donna un coup rapide sur la croupe de son cheval noir et galopa vers les étendues désertiques. Plus il chevauchait à grande vitesse, plus les yeux de la gazelle occupaient son esprit. Il essaya plusieurs fois de chasser cette image hallucinante, mais sa mémoire s’obstinait à garder l’image telle quelle.
Là-bas au campement, il sera reçu comme un héro. Les siens l’accueilleront avec les ululements et les accolades ; le père, la mère, les sœurs et toutes les femmes du village s’approcheront de lui tel un prince qui rentrait d’une bataille. Mais en ce jour, où tout semblait être parfait et en cohérence avec le passé ancestral, le cœur d’Urchik éprouvait une sensation de malaise, jamais ressentie.
Au moment où son père mit son bras sur son épaule et lui dit : « Viens mon fils, allons voir le butin de guerre, ta future femme l’attend avec impatience « , une larme se coagula au coin de son œil le forçant à détourner son visage.
Dans la grande tente où trônait un grand siège royal, le chef de la tribu, Uzmar, prit place au milieu des membres influents des Maghrawa. Il fit asseoir son fils près de lui et ordonna d’apporter les prises. On accumula devant le trône tapis et caisses de bijoux, habits et poteries d’argile chauffée, tissus et cuir, pots en cuivre pleins de miel et d’huile, sacs de blé et de semoule, dattes et figues sèches, et enfin, en fit avancer quelques jeunes filles et garçons n’excédant pas la vingtaine.
Uzmar, le patriarche, cherchant des yeux le regard de son fils, dit : « Personne n’a fait autant que toi, ô mon fils Urchik ! Je suis fier de toi ; tu mérites ma succession ; mais plus que tout, c’est ta fiancée Morayma qui va être la plus heureuse des femmes. Apportez à manger ! Continua-t-il, aujourd’hui est un grand jour ! »
Après quelques cuillerées de « Thride » qu’il avala avec des gorgées d’une boisson au miel, Urchik demanda à son père la permission de se retirer. « Va mon fils, dit le père, que ma bénédiction soit avec toi ! »
Urchik se retira, seul.
Il rejoignit sa tente et prit place sur son lit de plumes. Il resta un long moment à fixer de ses yeux le mat au milieu de la tente. Un assoupissement l’engourdit, puis tout son corps se décontracta ; et comme lorsqu’il était enfant, les paupières mi-closes, il sombra dans un sommeil profond. « Ici, sur cette terre, arrosée par la brume et la rosée, où les hommes cultivent le blé et se nourrissent de galettes et de lait ; ici, dans la plaine qui court le long de l’oued sacré, où j’ai passé ma vie à égrener le chapelet pour Allah et prêcher le bien, les tiens t’attendent », répétait la voix dans le sommeil d’Urchik.
Juste au moment où le rêve se dissipait, il se leva d’un coup, sortit de sa tente… Elle était là avec son regard fluorescent. Ses yeux brillaient dans la pénombre de l’aube naissante tels des tisons en ignition. Son souffle effleura les tempes d’Urchik et il entendit ses pas s’enfoncer dans le sable. Il s’accroupit pour bien la contempler. Elle se blottit presque contre sa poitrine quand il tendit sa main pour caresser son échine. Elle releva son museau ; son regard, comme la première fois, emplit son âme de douceur et d’appels pressants. Et, en lui s’ouvrit le livre du dedans. Le cœur d’Urchik s’illumina d’un divin présage. Il empoigna la gazelle avec dextérité et la déposa sur le dos de son cheval.
Rachid Ezziane
Écrivain, Journaliste & Chroniqueur in Le Chélif