Le dernier empire des Maghrawa du Chélif : Pour que nul n’oublie la vallée exaltée de passion et d’histoire (Cinquième épisode).
Voici l’épopée du dernier empire des Maghrawa du Chélif. La terre de nos ancêtres, là-bas, dans la vallée où les épis d’or, comme les vagues de la mer, oscillaient au gré des éléments enchanteurs. Urchik, le seigneur des terres brûlées, poursuivi par les siens, est accueilli par les habitants de Brechk, l’antique Lasnab. Au cours de sa dernière razzia, le regard d’une fille blessée et l’appel incantatoire d’une gazelle réveillent en lui l’honneur des hommes libres… Juste au moment où il allait reconquérir l’empire de ses ancêtres, le géant Urtezmar, à la tête d’une gigantesque armée, assiège la ville de Brechk et prend en otage la fille et sa gazelle. Pour sauver le dernier empire des Maghrawa du Chélif, Urchik se battra seul contre l’armée d’Urtezmar. L’esprit des anciens lui viendra en aide. La lune cachera le soleil, et la nuit, en plein milieu du jour, mettra fin à l’une des plus meurtrière bataille de l’histoire de la vallée…

Debout, immobile, la gazelle regardait Urchik. Il sentit une lueur pénétrer en lui. Jusqu’au fond de son âme, elle s’y engouffra. Au bout d’un laps de temps, tout son corps s’imprégna de cette lueur. Et les yeux dans les yeux, il entendit une douce voix lui dire : « Merci. Je suis reconnaissante pour ce que tu fais pour Chaïma, ma maîtresse. » Il voulut répondre, mais la voix continua : « Un homme nous attend pour guérir la princesse. Tu n’as qu’à me suivre, et je saurai t’y emmener là-bas. »
Urchik était comme hypnotisé. Il ne revint à lui qu’une fois les yeux de la gazelle se détournèrent des siens. Devant lui, une étendue infinie de sable et de pierres annonçait l’inextricable voyage qui l’attendait. Un faible gémissement se fit entendre. Il se tourna vers la fille et remarqua qu’elle venait de bouger de sa place. Il se mit sur ses genoux et contempla la blessure. Elle continuait à saigner. La gazelle se glissa entre Urchik et la civière. Avança son museau et commença à lécher les contours de la plaie. Urchik la laissa faire. Un apaisement se lit sur le visage de la fille. Elle s’endormit.
Un gecko courut se réfugier derrière un tamaris en entendant le crissement de la civière sur le sable. Debout sur un rocher, un homme, emmitouflé dans une djellaba blanche, regardait avancer Urchik en tirant sur la bride de son cheval. Derrière lui, le soleil déclinait pour laisser la place au crépuscule d’un long jour d’été.
Urchik faillit tomber sur ses genoux quand il escalada le monticule et se présenta devant l’homme.
– Bienvenu, ô mon fils ! dans le pays de la désolation et de la paix, dit le vieil homme en direction d’Urchik.
Urchik leva sa tête vers lui, sourit et ne dit rien. Le vieil homme s’avança et tendit la main. Urchik la prit, salua l’homme et dit : – J’ai une fille blessée avec moi, et je voudrais que vous m’aidiez à la guérir…
– Tout mal a un remède mon fils, dit l’homme en se dirigeant vers la civière. Il murmura des invocations quand il releva la cape de dessus la fille.
La gazelle sauta pour aller s’éloigner de quelques mètres. Elle tournoya plusieurs fois sur elle-même, lança un ou deux cris et revint vers la civière.
Urchik resta à l’écart et attendit.
Urchik resta à l’écart et attendit. L’homme mit sa main sur le front de la fille et récita un verset. Quand il finit, il caressa tout le corps de la fille, hocha sa tête, puis contempla longuement la blessure…
Une lumière scintilla dans le regard de l’homme ; il se retourna vers Urchik et dit : – Ramène-la à l’intérieur, suis-moi.
De l’autre côté du monticule se dressait une maison en pierres avec un toit en pisé. A l’intérieur, un calme religieux régnait. Il n’y avait pas de mobiliers. Une natte posée sur le sable, dans le coin, une cruche d’eau, quelques livres sur le rebord d’une fenêtre aveugle, étaient les seuls effets visibles. Le reste n’était que silence et mysticisme…
L’homme aida Urchik à placer la fille sur la natte en poil de chèvre. Il resta agenouillé un long moment, puis se leva et se dirigea vers le coin où étaient posés les livres, de derrière le plus gros, il fit sortir un flacon et revint vers la blessée. Il reprit sa position agenouillée, ouvrit le flacon et l’approcha du visage de la fille. Il l’approcha un peu plus de ses narines. La fille émit un long soupir et s’endormit.
– Allah surveille son âme et la fera revenir tout à l’heure, dit le marabout en se retournant vers Urchik.
– Cheikh, dit Urchik, faites vite car j’ai peur que sa blessure n’ait empirée depuis le voyage…
– Je sais, reprit le marabout tout en auscultant méticuleusement la flèche. Je sais d’où vous venez et où vous partez…
Il toucha l’emplacement exact de la perforation de la flèche, essaya de tirer sur elle, constata qu’il y avait une arête qui bloquait sa sortie. Il se leva, et tout en cherchant dans une musette accrochée au mur, il dit à l’intention d’Urchik qui gardait le silence :
– Vous êtes pressé de rejoindre votre destination, mais la guérison demandera plusieurs jours.
– Je n’ai aucune destination, dit Urchik un peu intrigué.
-Je parle de celle dont vous avez reçu l’invitation… Il ne finit pas sa phrase et retourna vers la fille.
– C’est une profonde blessure, dit le marabout à part soi. Il se retourna vers Urchik et le questionna : la flèche est-elle empoisonnée ?
– Non, dit Urchik avec empressement. On n’empoisonne jamais nos armes…
– C’est votre prise ? dit l’homme tout en essayant de faire une ouverture le long de la blessure.
Urchik ne répondit pas, chercha une explication, hésita un moment, puis, avec une moue à la bouche, dit :
– Elle s’en sortira ?
– Si son cœur n’a pas été touché.
Les mains du marabout, effilées et ridées, tâtaient la petite enflure de la blessure de la fille avec dextérité. Ses caresses semblaient redonner vie aux tissus abîmés. A un certain moment, Urchik ne pouvait plus suivre les mouvements des mains qui devenaient, comme ceux d’un prestidigitateur, véloces et diligents. L’homme murmurait des psaumes en même temps qu’il travaillait avec ses mains. Au bout d’un court temps, il retira la flèche de la poitrine de la fille. Urchik resta un long moment comme hypnotisé.
Le marabout posa la flèche sur le rebord de la fenêtre aveugle et revint avec une petite bouteille toute noire. Il versa dans sa paume quelques gouttes d’un liquide visqueux, se frotta longuement les mains et commença à masser les contours de la blessure de la fille. – Laissons-la dormir un moment, dit-il à Urchik tout en s’éloignant de la couche où était étendue la fille.
Urchik suivit le marabout sans rien dire. Il s’assit en face de l’homme sur une natte en peau de chèvre. L’autre, le regarda dans les yeux et lui dit :
– Je sais ce que vous ressentez. Le remords nettoie les cœurs et vous avez bien fait… – Ce n’est pas moi qui l’aie blessée…dit Urchik.
Le marabout sentit le besoin de parler chez Urchik et garda le silence pour en savoir plus. – Je viens de la lointaine tribu des Athbedj des Maghrawa, dit calmement Urchik. Sur une terre aride, sans eau et inféconde, j’ai vu le jour. Pour survivre, la razzia était notre seule et unique source de vie. Les cœurs ont durci, comme les corps, comme les étendues de Hamada… et j’ai appris à manier le sabre et l’arc pour survivre comme les miens. Et comme les miens, j’ai…
Il s’arrêta un moment pour une aspiration. Son regard se fixa un moment sur la fille puis revint vers le marabout. Ce dernier gardait le silence pour ne pas perturber la mémoire de son hôte. Urchik fixa la natte, expira sa longue inspiration, et sans relever sa tête, continua :
– Comme les miens, j’ai appris à razzier dès mon jeune âge. Ma première victime était un jeune homme. Il avait mon âge. J’avais seize ans. Je l’ai transpercé avec le sabre de mon père… Il était lourd et tranchant. Il est mort sur le champ. Et depuis… j’ai apprivoisé la mort… tout était pour moi proie et prédation. Je passais mon temps à chercher une tribu à attaquer, de nuit ou de jour. A améliorer mon trésor-butin… Mon père, qui était le chef de notre tribu, m’encourageait, et voulait faire de moi son successeur ; alors, et pour avoir cette notoriété, je redoublais d’intensité à chaque sortie. A l’âge de vingt ans j’étais aguerri et trempé jusqu’à l’assouvissement dans le monde de la prédation. Et j’ai contribué à la richesse de ma tribu. A chaque sortie, j’ajoutais d’autres butins aux richesses accumulées. L’opulence m’aveugla…
Une contorsion au coin de sa lèvre supérieure se forma l’obligeant à reprendre son souffle et à dissimuler une émotion qui venait déborder sur les paroles.
– Les paroles qui viennent du cœur purifient l’âme comme la neige qui nettoie les feuilles des arbres après sa fonte, dit, d’une voix douce, le marabout.
Urchik hocha sa tête ; et tout en continuant à faire des dessins sur le sable, il reprit :
– Plus j’apportais les butins, plus mon père en voulait. » Ne razzie jamais par cupidité mon fils, me disait-il. Mais pour apprendre toujours plus de la vie, tu dois endurcir ton cœur. Tout est razzia, prédation et saccage. Et ne crois surtout pas, ô mon fils ! que les autres peuples, ceux du nord, comme ceux qui vivent au-delà des mers, ou ceux des contrées encore plus lointaines, ont une vie différente de la notre. Chacun a sa façon de choisir son gibier… » Il releva sa tête, regarda du côté de la fille, puis son regard croisa celui de la gazelle et, comme les dernières fois, il se sentit pénétrer d’une douce et mélancolique langueur. Une suée perla au coin de sa tempe. Il souffla et continua : jusqu’au jour où j’ai croisé le regard de cette fille. Au moment même où la flèche pénétrait dans sa poitrine, la lumière pénétra mon âme…il y a de cela quelques jours seulement. La lumière de la vérité, comme lorsque le jour se lève après une nuit sans lune, éclaira mon esprit d’une intense envie de changer la haine en amour, la razzia en partage, la guerre en paix, la terre en oasis, en jardin…
– Le premier jardin des hommes se trouve dans le cœur des hommes, reprit le marabout. Il lissa sa longue barbe et continua : et quand les jardins des cœurs fleurissent, ils réveillent les esprits et les âmes de l’assoupissement. – Oui cheikh ! C’est la pureté des cœurs qui éclaire les esprits, dit Urchik. Je sais de quoi je parle. Le regard de cette fille a pénétré mon cœur qui a allumé les illuminations de mon âme ensevelie sous les décombres des siècles passés. Urchik ne divulgua pas au marabout la sensation de parole de la gazelle. Car il ne savait pas comment lui expliquer cette impression. Car il en doutait. Ce n’était peut-être que ses hallucinations délirantes ou l’allégorie d’une parabole enfouie dans les vestiges de son subconscient.
Rachid Ezziane
Écrivain, Journaliste & Chroniqueur in Le Chélif