L’Algérie. Belle et rebelle
…

Ma grand-mère m’a raconté.
Le jour de l’Indépendance.
Jour heureux.
Comme les petites filles, elle était habillée par la machine Singer de ma mère. Une voisine qui préparait son grand départ lui avait dit : « Si tu veux la Singer, tu la prends. Je n’ai pas de filles. En France, je ne serai plus couturière à domicile. Prends-la, c’est une bonne ouvrière. »
« Jupe verte, ou robe verte, je ne sais plus, foulard blanc et rouge sur les épaules, un petit drapeau algérien que j’agitais de droite à gauche, en chantant. »
Et moi, en ce jour de l’année 2019, je suis habillée comme ma grand-mère en ce jour de l’été 1962, rouge, vert, blanc et nous tenons un immense drapeau algérien flottant, croissant rouge, étoile rouge. On crie. On rit. On chante. On danse. À chaque pas, l’Algérie heureuse nous salue.
Les femmes sont dans la rue, vieilles, jeunes, grands-mères, mères, filles, cousines, on les entend depuis la Grande Poste.
Les femmes sont dans la rue.
Les maisons sont vides.
Avec les femmes, je tiens la manifestation debout. Nous sommes les guerrières pacifiques, les valeureuses. Partout. Femmes, toujours plus belles.
Les hommes, grands-pères, pères, fils, cousins, ils sont là, avec nous, ils nous admirent, ils savent qu’ils ne nous arrêteront pas, ils sont fiers de leurs femmes dans la foule qui hurle des slogans contre les ogres et les voleurs et les bourreaux…
Soudain, j’entends une voix qui appelle. « Shérazade ! Shérazade ! » Je me retourne, c’est un homme, grand, les cheveux noirs, il est beau. Sur ses épaules, un enfant qui applaudit. L’homme crie « Shérazade ! Shérazade ! »… Je m’approche de lui. Il porte un foulard rouge, son fils aussi. L’enfant dit ! « C’est elle, c’est maman. Je la vois, là-bas. »
Je parle à l’homme : « Vous cherchez Shérazade ? Elle a des yeux verts, les cheveux frisés. Elle avait 17 ans. Une fugueuse. Elle est allée en Palestine, elle a dormi sous les oliviers, elle s’est promenée dans les jardins de la Grande Mosquée à Jérusalem, elle cherchait Julien, celui qui récitait pour elle des poèmes en arabe, à Paris, où elle a découvert les Femmes d’Alger du peintre Delacroix… » « Comment vous savez tout ça ? » « J’ai lu des livres. » « Et vous pensez que c’est la même Shérazade ? » « Oui. » « Vous avez raison. C’est elle. Elle voulait manifester avec les femmes et les hommes de son peuple, elle est là, en Algérie, avec moi, je m’appelle Julien, et voici notre fils, Yanis. Shérazade dit que les femmes tiennent l’Algérie debout. »
Une femme arrive près de Julien et Yanis. C’est Shérazade. Celle que j’ai rencontrée dans un livre Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts.
Elle est là.
Elle est belle dans l’Algérie rebelle.
Je la regarde. Elle me sourit.
Leïla Sebbar (Paris, janvier 2021)
Leïla Sebbar. Née à Aflou d’un père algérien et d’une mère française. Romancière, nouvelliste, elle vit à Paris.
Ses derniers titres publiés : Les femmes au bain, roman (éd. Bleu autour, France) ; L’Orient est rouge, nouvelles (éd. Elyzad, Tunis) ; Collectif, direction avec Martine Mathieu-Job, L’Algérie en héritage (éd. Bleu autour). À paraître en mars 2021 : Lettre à mon père, en avril 2021 : Leïla Sebbar et Isabelle Eberhardt, nouvelles de Leïla Sebbar, préface et postface de Manon Paillot, aquarelles de Sébastien Pignon (éd. Bleu autour).
Rédaction