La Weltliteratur ou le patrimoine mondial
Résumé
Cet article tente de re-penser la littérature comme stratégie vers la construction de la weltliteratur, c’est-à-dire une démarche qui consiste à mettre les œuvres sous le même pied d‘égalité. Il s’agit, stricto sensu, de concevoir la littérature sous un angle humain tout en faisant d’elle une entreprise hospitalière et pensive. De là, on peut noter que cette littérature – qui n’est ni propagande ni idéologie – s’avère un patrimoine mondial qui insuffle la vie aux textes réduits par les myopies et les nationalismes réducteurs.
Mots clés : weltliteratur, patrimoine, humanisme, pensée, nationalisme.

La weltliteratur est une notion actualisée par Goethe pour féconder et (ré)activer la différence entre les imaginaires humains. Goethe avance que le temps de la littérature nationale est révolu, et suggère en effet l’ouverture du patrimoine humain – qu’est la littérature-monde – à l’universalité. La littérature-monde n’est ni une littérature mondialisée ni une juxtaposition de littératures, mais plutôt une stratégie consistant à mettre les littératures étrangères sur un même pied d’égalité avec la littérature nationale. Il s’agit d’un cosmopolitisme incarné par et dans l’écriture. Ainsi considérée, on peut dire que la littérature-monde est le patrimoine mondial. Elle permet en effet la visibilité de certaines œuvres abîmées par le nationalisme et l’esprit de clocher. Dans Le Rideau (2005),MilanKundera distingue « le petit contexte » du « grand contexte ». Le premier contexte est propre au nationalisme et terrorise ainsi les écrivains de sorte qu’il réduit la valeur esthétique de leur art à des étiquettes identitaires. Le grand contexte propre à la Weltliteratur – comme stratégie visant à évaluer les œuvres par-delà la réduction et la marginalisation- anime le patrimoine humain et favorise, par conséquent, la circulation des idées entres les nations. Kafka, Gombrowicz, Beckett et bon nombre d’écrivains ont été victimes du petit contexte. Ainsi, le contexte de la littérature-monde leur permet par ailleurs une visibilité internationale. Notons ainsi que ces écrivains sont devenus aujourd’hui des icônes du patrimoine mondial.
Le tribalisme littéraire et culturel divise les œuvres et fait perdre leur nouveauté esthétique, contrairement à la littérature-monde – comme patrimoine mondial – qui a pour objet de jeter des ponts entre les imaginaires humains en vue d’instaurer et de réactiver une philosophie du pluralisme. Les adeptes de cette stratégie défient les frontières génériques et culturelles tout en favorisant une œuvre audacieuse exprimant l’humaine condition. Ces penseurs pluralistes font l’éloge de la différence féconde et du perspectivisme culturel et littéraire à partir d’une combinaison de points de vue antagonistes. Adepte de cette vision, Kundera fonde sa théorie du roman sur la sagesse de la relativité, etse définit chemin faisant comme un auteur du patrimoine mondial qui produit une imagination qui aspire à l’universalité, c’est-à-dire qui exprime le vaste monde.
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La littérature-monde consacre la vocation spéculative et hospitalière de la littérature. Elle fait du texte le lieu d’une expérience de savoir et de dialogue interculturel puisqu’elle favorise une ouverture sur d’autres modes de pensée par le biais d’une narration à points de vue multiples, c’est-à-dire polyphonique où se greffent plusieurs voix narratives. Cela permet de faire émerger un discours pluraliste incompatible avec les certitudes et les idéologies. En effet, cette stratégie s’avère une réaction au nationalisme qui réduit et catalogue les œuvres selon leur appartenance raciale et identitaire. Il est à noter que ce concept goethéen fait écho au « tout-monde » d’Edouard Glissant. Les deux notions expriment une libération du patrimoine mondial de diktats des sciences humaines et de la propagande médiatique et commerciale, lesquelles refusent de voir la littérature comme une valeur universelle et un acte humain.
Dans cette perspective et face au narcissisme de certaines littératures nationales, des écrivains ont jugé utile de signer le manifeste de « Littérature-monde en français en 2006 ». Ces écrivains souhaitent mettre fin à l’hégémonie culturelle des institutions culturelles et étatiques. Michel Le Bris et Jean Rouaud ont dirigé suite à cet événement et à cet effet un ouvrage intitulé Pour une littérature-monde paru chez Gallimard en 2007. Cet édifice littéraire et interculturel réunissant un ensemble d’écrivains et chercheurs de par le monde a pour objectif d’interroger la relation de l’écrivain à la langue française en particulier et à l’étranger en général. Dans sa réflexion intitulée : « pour une littérature-monde en français », Michel Le Bris montre à titre d’exemple que seul le grand angle propre à cette stratégie hospitalière de la weltliteratur est capable de saisir l’originalité d’une œuvre littéraire.
Vue sous cet angle, la littérature-monde incarne un moment fort dans le paysage littéraire et culturel du monde. C’est notamment une démarche à traiter les œuvres avec une approche interdisciplinaire. Michel Le Bris note à propos de cette littérature-monde : « Pour dire une littérature aventureuse, voyageuse, ouverte sur le monde, soucieuse de le dire. » Ainsi considérée, cette nouvelle littérature-stratégie ouvre les littératures au patrimoine mondial. Ces littératures à la fois « provinciales » et « mondialisées » ne sont plus à considérer comme l’unique et le modèle livré à l’humanité, mais des littératures qui devraient comme toutes les littératures être hospitalières. Il s’agit de déconstruire l’hégémonie et la supériorité des littératures qui se définissent comme des littératures majeures.
Littérature d’exil, la weltliteratur est une littérature métissée qui peut exprimer les paradoxes de l’Homme, qui saisit la complexité de l’existence dans ses états les plus divers. Ainsi, sa mission est de dire le télescopage, donner sens à l’existence et interroger surtout « l’humaine condition ». L’écrivain qui écrit dans une langue donnée fait appel dans son univers au Babel des langues, c’est-à-dire il parle « toutes les langues, mais en langue humaine. » Par l’instrument d’une belle formule résumant cette pluralité idiomatique et ce croisement des langues-cultures, Edouard Glissant avance qu’il « écri[t] en présence de toutes les langues. » La littérature-monde est un rappel que le monde bouge, que les cultures se croisent, que la langue appartient à ses usagers et que le grand contexte peut bien révéler la valeur esthétique et culturelle d’une œuvre. S’il en est ainsi, elle est la reconnaissance et la prise de conscience de l’intelligence humaine et de la fécondation de la différence.
À ce titre, Milan Kundera stipule que la littérature-monde est un testament trahi de Goethe. Les professeurs de littératures étrangères, à suivre l’écrivain de L’Insoutenable Légèreté de l’être, doivent normalement étudier les œuvres dans une perspective du grand contexte. Chose qui n’est pas faite car « pour démontrer leur compétence d’experts, ils [les professeurs] s’identifient ostensiblement au petit contexte national des littératures qu’ils enseignent ». La littérature-monde est une preuve encore une fois qu’il y n’a pas « une littérature pure », et que seul le grand contexte sauve les littératures. Il faut dire surtout qu’elle est une décolonisation et déterritorialisation de la littérature comme patrimoine mondial qui échappe sous cet angle aux étiquettes identitaires, en bref la weltliteratur est le patrimoine de l’humanité.
Éléments bibliographiques
KUNDERA, Milan, Le Rideau, Paris, Gallimard, folio, 2005.
LE BRIS, Michel, Jean ROUAUD (dir.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007.
LE BRIS, Michel, Jean ROUAUD (dir.), Je est un autre. Pour une identité-monde, Paris, Gallimard, 2010.
Abdelouahed Hajji
Faculté des Lettres et des sciences humaines de Saïs-Fès, Maroc
En hommage à notre écrivain et Professeur Bernoussi Saltani
Abdelouahed Hajji