Trait-d'Union Magazine

La remise en question des normes hétéro-patriarcales dans Limón Blues d’Anacristina Rossi

Dans le roman Limón Blues (2002) de l’écrivaine costaricienne Anacristina Rossi, le personnage de Joaquín considère son épouse Leonor comme une femme « excentrique » en raison de « son éducation européenne » (Rossi, A., Limón Blues, Mexico, Punto de lectura, 2015, p. 69), de son appartenance à la famille « d’un ultralibéral » (Ibid.), de « l’argent et du prestige de son papa [qui] la placent au-dessus des bonnes manières » (Ibid.). Dès son apparition dans le roman, Leonor semble, en effet, différente des autres femmes de sa condition : « elle était la seule à être venue sans chapeau, les cheveux détachés et sans aucune parure » (Ibid., p. 43), alors que, « pour sortir, les femmes devaient se faire des coiffures et des chignons, se couvrir la tête ; les riches et les élégantes portaient des chapeaux, les pauvres un foulard ou un bandana. Les cheveux défaits étaient un péché d’orgueil » (Ibid., p. 43). Par ailleurs, elle possède des qualités qui, pour l’époque de l’action du roman (les années 1880-1930), renvoient davantage à la masculinité qu’à la féminité. Cette femme à la voix « rauque » (Ibid., p. 48), dont le visage « était pure détermination » (Ibid., p.48), n’hésite pas abandonner la bienséance et les restrictions qui pèsent sur elle en tant que femme (Ibid., p. 47) pour organiser et diriger une rencontre amoureuse avec le personnage d’Orlandus, ici pusillanime, peut-être en raison de sa virginité et des barrières de classe et d’ethnie (Ibid., pp. 51-55).

L’attitude de Leonor, mise en exergue par son mari, relève d’un féminisme qui est plus conscient chez l’autre amour d’Orlandus, sa femme Irene, laquelle revendique le droit des femmes à être indépendantes et à étudier (Ibid., pp. 237, 280). Irene se déclare d’ailleurs explicitement féministe (Ibid., p. 239), ce qu’approuve Orlandus (Ibid., p. 237). Ainsi, lorsqu’un personnage compare une suffragette à une « bête », « née dans les jungles du centre de l’Afrique » (Ibid., p. 129), Irene décide de couper tout contact avec lui : « Je ne lui parlerai plus tant qu’il n’aura pas changé d’opinion sur les femmes » (Ibid., p. 130). Par ailleurs, elle se lamente d’être devenue plusieurs fois mère alors que, depuis toujours, elle aspirait à vivre sa vie librement, sans entraves (Ibid., p. 239). À ce propos, il est intéressant de souligner que, à deux occasions, le mot « piégée » est employé pour faire référence à la situation familiale d’Irene (Ibid., pp. 239, 279). À partir du moment où les femmes se marient, ont des enfants, abandonnent leurs projets d’émancipation, il semble, en effet, qu’elles se retrouvent « prises au piège à la maison » ou « au lit » pour reprendre les titres des anthologies de nouvelles d’écrivaines mexicaines compilées par B. Espejo et E. Krauze (Atrapadas en la casa. Cuentos de escritoras mexicanas del siglo XX, Mexico, Selector, 2001 ; Atrapadas en la cama, Mexico, Punto de Lectura, 2005).

Limón Blues accorde une place de choix à la question du travestissement. Outre la remise en cause des conditionnements liés au genre, deux raisons principales peuvent être avancées pour expliquer ce qui pousse les femmes à se travestir en hommes.

La première est d’ordre socio-politique. Dès le début du roman, Leonor reçoit Orlandus sur sa propriété « à cheval et habillée comme un homme, avec chemise, pantalon, bottes et jambières » (op. cit., p.59). Étant donné que l’homme jouit traditionnellement d’un statut supérieur à la femme qui se manifeste, notamment, par une plus grande liberté, le travestissement permettrait aux femmes de rompre avec un sentiment d’aliénation, de s’élever dans la hiérarchie sociale (Steinberg, S., La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001, pp. 17, 90, 138 ; Bard, C., « Préface », Travestissement féminin et liberté(s), sous la direction de G. Leduc, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 20 ; Soumet, H., Les travesties de l’Histoire, Paris, First, 2014, pp. 10-12), ce qui expliquerait que la justice se fasse moins sévère avec elles qu’avec les hommes : « les hommes qui revêtent des habits de femme dérogent à la perfection reconnue de leur sexe, alors que les femmes qui arborent un habit de soldat ou de moine sont censées s’élever au-dessus de leur statut, même si c’est de façon indue ou pour se mal conduire » (Steinberg, S., op. cit., p. VIII). En se travestissant, Leonor semble donc vouloir accroître sa liberté dans une société patriarcale restrictive pour les femmes.

Une autre raison peut pousser les femmes à se travestir : assouvir un désir amoureux et/ou sexuel. Comme le souligne fort bien S. Steinberg, la littérature de l’époque moderne aime jouer « avec l’interdit homosexuel, en mettant complaisamment en évidence la séduction entre des personnes du même sexe avant de rejeter cette relation comme contre-nature, grâce à un retournement de situation » (Ibid., p. 39). C’est exactement ce qui se produit dans Limón Blues. En effet, alors qu’Orlandus se retrouve emprisonné à la fin de la dictature de Federico Tinoco, il reçoit la visite du mystérieux lieutenant Rodríguez, dont l’attirance envers les hommes afro-descendants est connue et acceptée par l’institution militaire (op. cit., p.205). Dans la pénombre de son cachot, Orlandus voit donc arriver « un homme très grand et au joli visage » (op. cit., p. 202) qui, au bout de quelques instants, se déshabille et lui dévoile son véritable genre. Perplexe face à l’identité du militaire (op. cit., pp. 202-204), croyant se trouver en présence de Leonor (op. cit., pp.204, 305), Orlandus finit par faire l’amour avec cette inconnue (op. cit., p.204) avant de subir les moqueries de la part du geôlier pour qui le jeune homme doit sa liberté à une relation homosexuelle (op. cit., p.205).

Contrairement à la mentalité patriarcale et hétéro-centriste prédominante, Orlandus, à l’instar de Leonor et d’Irene, n’adhère pas à la dévalorisation de l’homosexualité. En effet, il reconnaît avoir ressenti un désir profond pour un autre homme, William Henry Ferris, inspiré d’un personnage historique, l’éditeur du journal The Negro World, une attirance dont la cause n’était pas seulement de l’admiration pour une personne importante (op. cit., pp.286-287). Sa femme Irene partage la même ouverture d’esprit concernant l’homosexualité, bien qu’ils n’aient jamais abordé le sujet ensemble. Pour elle, « [u]ne femme peut tomber amoureuse de deux hommes en même temps ou de trois ou quatre, elle peut aussi aimer une autre femme, des femmes » (op. cit., p.230). Dans une lettre à son ancien amant Ariel, Irene conte ainsi un épisode de son adolescence où elle a assisté en cachette à une relation lesbienne qui l’a profondément émue (op. cit., pp.230-231).

Dix ans après sa séparation forcée d’avec Orlandus, Leonor s’adonne à un nouveau travestissement masculin, non plus ponctuel mais permanent (op. cit., p.305). Ce faisant, elle démontre parfaitement ce que Judith Butler évoque dans son célèbre essai Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Après avoir dévoilé le pouvoir répressif de la norme hétérosexuelle, la chercheuse états-unienne propose une conceptualisation du genre comme performance. Pour elle, « être un homme » ou « être une femme » consiste à réaliser des performances de masculinité et de féminité. La figure du travesti soutient cette théorie que la féminité et la masculinité n’ont rien d’inné mais qu’elles sont, au contraire, des constructions culturelles normalisées qui peuvent donc être jouées, interprétées et imitées : « en imitant le genre, le travestissement révèle implicitement la structure imitative du genre en lui-même, de même que sa contingence » explique ainsi Judith Butler (Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006, p. 261).

Si Limón Blues s’appesantit largement sur la question de la place historique des Afro-descendants au sein de la nation costaricienne, le roman propose également de réfléchir sur d’autres formes et victimes de la relégation (les femmes et les homosexuels). Grâce aux personnages de Leonor, d’Irene et d’Orlandus, Anacristina Rossi entend remettre en question les structures patriarcales, dénoncer les formes d’oppression, déranger les codes hétérosexistes du désir.

Nicolas Balutet

Professeur des Universités

Université Polytechnique Hauts-de-France

nicolas.balutet@uphf.fr

Auteur

Chroniques

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