L’intellectuel, Cet Éternel Trouble-Fête !
De par son statut problématique, l’intellectuel doit se battre pour être reconnu en tant que tel par une société qui refuse de le voir dans un rôle autre que celui qu’elle lui a dévolu. Il est ainsi appelé à résoudre une équation des plus compliquées, à savoir se démarquer de la masse tout en s’autoproclamant le porte-parole exclusif de celle-ci.

Étymologiquement, l’intellectuel est celui qui s’occupe des choses de l’esprit. Cette définition si large s’appliquerait à toute personne ayant un savoir ou travaillant dans le domaine du savoir pratique ou théorique. Quant à la définition issue des représentations sociales, force est de constater que le cliché le plus répandu est celui qui fait passer l’intellectuel pour un binoclard aux cheveux ébouriffés, vivant dans sa tour d’ivoire, regardant le monde d’en haut et ne sachant rien faire de ses dix doigts. La marginalisation dont l’intellectuel a toujours été victime, discrédité souvent par la classe dominante, a fortement contribué à l’élaboration de telles représentations. Ajoutons à cela, les revirements de certains intellectuels, ou plus exactement de faux intellectuels, qui ont fini par entraîner une certaine méfiance populaire à l’égard de tout discours teinté d’intellectualisme.
D’un point de vue historique, on remarquera que le mot intellectuel est né en France lors de l’affaire Dreyfus, du nom de ce capitaine de l’armée française, de confession juive, injustement accusé et condamné en 1894 pour espionnage au profit de l’Allemagne. A cette occasion, l’opinion française s’était divisée en dreyfusards et antidreyfusards. C’est alors que, pour la première fois, le terme « intellectuel » fut lancé et proclamé comme un titre par des professeurs et des écrivains dreyfusards qui le revendiquaient et s’en réclamaient. Mais le contenu du terme sera illustré, à contrario, par un antidreyfusard du nom de Ferdinand Brunetiere. Selon ce professeur de littérature française qui croyait fermement à la culpabilité du Capitaine Alfred Dreyfus, « L’intervention d’un romancier, même fameux, dans une question de justice militaire m’a paru aussi déplacée que le serait, dans la question des origines du romantisme, l’intervention d’un colonel de gendarmerie » (cité par J.-D. BREDIN in L’Affaire, Julliard, 1983, p.258
Notons que même si le mot est apparu en France, que le signifiant est relativement récent, le signifié, lui, renvoie à un type d’homme qui a bel et bien existé, à des époques éloignées, et dans des sociétés appartenant à des sphères culturelles fort distinctes.
Savant ou intellectuel ?
Il est bien établi que l’intellectuel n’est pas un savant, ou plus exactement ne saurait s’y réduire. Car si le premier doit nécessairement disposer d’un savoir dans un domaine particulier, le second, lui, pourrait s’avérer incapable de se hisser au rang plus élevé qui est celui de l’intellectuel. On pourrait donc affirmer que tout intellectuel est savant alors que le contraire n’est pas toujours vrai. Le savant est quelqu’un qui dispose d’une compétence dans un domaine particulier et qui applique des lois universelles dans sa recherche. Les résultats auxquelles il aboutit sont d’une universalité telle que toute l’humanité pourrait en bénéficier. L’intellectuel, lui, vit dans une société donnée et agit à un moment historique déterminé. Il se place plutôt à l’échelle des valeurs, d’où le principal reproche qu’on lui fait, à savoir, d’être sorti de sa sphère et de se mêler de ce qui ne le regarde pas.
En outre, pour se rendre compte de la difficulté qu’on rencontre en voulant définir l’intellectuel, il suffit de traduire par exemple le mot en arabe. En effet, el mouthakaf, en arabe, renvoie plutôt à l’érudition et à la vaste culture dont dispose un individu plutôt qu’au rôle d’avant-garde qu’il est appelé à jouer au sein de sa société, à un moment donné de son évolution historique. Pour illustrer cette distinction, Sartre donne l’exemple des physiciens travaillant sur la fission de l’atome dans un laboratoire. Personne ne peut leur reprocher ce qu’ils font tant qu’ils sont dans leur rôle de savants chercheurs. Le savant n’est nullement responsable de l’usage qu’on pourrait faire de son invention. Maintenant si ces mêmes savants signent un manifeste dans lequel ils mettent en garde l’opinion publique contre l’usage abusif de la formule chimique, fruit de leurs travaux de recherche, et qui pourrait servir à la construction de la bombe atomique, ces mêmes savants deviennent des intellectuels. D’abord parce qu’ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas, puis parce que leur discours devient universel dans la mesure où il est destiné à toute l’humanité et non seulement à ceux que la physique intéresse.
Si maintenant l’intellectuel n’est pas qu’un savant, c’est qu’il se distingue de celui-ci par un certain nombre de caractères qui en font une personne jouissant d’un statut particulier au sein de sa société, et remplissant surtout une fonction qu’un simple savant ne pourra remplir. Quelles sont donc ces attributs qui font de l’intellectuel un être en même temps universel et singulier ? Cela nous conduira inévitablement à aborder la notion d’engagement indissociable du parcours de l’intellectuel.
La définition la plus simple de l’engagement serait de dire qu’il s’agit d’une prise de position ferme par rapport à une question touchant la société à un moment donné de son existence. De ce point de vue, l’engagement peut être politique, économique, culturel ou autre… Car, à la différence des autres catégories sociales, l’intellectuel se sent interpellé par les événements au nom d’un système de valeurs qu’il croit fondamentales et pour la promotion desquelles il milite. Soulignons ici le caractère singulier du militantisme de l’intellectuel dans la mesure où ce dernier, pour marquer sa présence et faire connaître ses positions, n’est pas obligé d’adhérer à un groupe ou un clan, qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pouvoir. De par son statut, l’intellectuel se sent concerné par le politique, mais il n’est pas contraint de faire de la politique.
L’intellectuel est appelé ainsi, tout en se référant à un système de valeurs universelles, à saisir les événements dans leur particularité et à dire son mot sous forme de position radicale qui ne se prête à aucune fausse interprétation. Aussi, les professions de foie, et les grandes idées contenues dans les livres et partagées par la majorité, risquent de se transformer en slogans creux si jamais elles ne sont pas appliquées, au moment propice, aux événements qui se présentent sous forme de faits concrets, face auxquels il faut réagir par des positions claires.
Le drame de l’intellectuel
Ce que j’appelle ici drame, n’est autre que cette solitude affreuse qui ronge l’intellectuel vivant pourtant parmi les siens. C’est qu’il est soumis à plusieurs forces contradictoires auxquelles il ne peut échapper. D’abord, il se définit comme étant le défenseur d’une cause qui, selon lui, va dans le sens des intérêts de la société. Or, force est de constater que personne n’a mandaté cet individu qui se mêle de ce qui ne le regarde et qui se permet de parler au nom de tout le monde. La situation devient tragique lorsque ce sont ceux là même que l’intellectuel défend qui lui dénient ce droit. Ensuite, l’intellectuel est appelé à prendre publiquement position. Mais cela ne suffit pas, il faut également et surtout qu’il soit prêt à descendre sur le terrain pour, par le moyen de l’action concrète, s’efforcer de mettre en pratique, de défendre ou de faire triompher ses convictions. D’un autre côté, pour bien comprendre et analyser sa société, il a besoin de ce recul qui lui permet une observation plus fine et, par conséquent, plus objective. Il a donc besoin de sa solitude, il lui arrive même parfois, de la réclamer. Les masses ne lui pardonnent jamais un tel retrait et l’accuse tout de suite de renoncement. Enfin, l’intellectuel et libre et veut que sa société le soit. Mais il reste prisonnier d’une idéologie qui lui fait voir le monde sous le prisme de l’a priori. Il n’est donc pas si libre qu’il le croit et il peut lui arriver de sacrifier sa propre liberté au profit de son idéologie.
L’intellectuel et le pouvoir
L’une des fonctions fondamentales de l’intellectuel est d’être contre le silence. On est même tenté de penser que les deux notions sont antinomiques. Tout silence est parole, prise de position en faveur du discours ou de la situation en cours. Ne dit-on pas que se taire, c’est parler dans le sens de ce qui se dit ; se croiser les bras, c’est agir dans le sens de ce qui se fait ; celui qui ne fait pas de politique est responsable de la politique qui se fait. Le proverbe « Qui ne dit mot consent » illustrent on ne peut mieux ces propos. Mais disons toutefois que faire de la politique est une chose, l’exercer, c’en est une autre.
En effet, faire de la politique, c’est faire connaître sa position par rapport à un problème politique en dénonçant les dérapages, ou en saluant plutôt l’initiative. L’intellectuel n’est pas un opposant par essence, mais par réaction. Ainsi, face à la classe dominante, trois cas de figure peuvent se présenter : Faire de l’opposition systématique dans le but de constituer un contre pouvoir virtuel permettant le maintien d’un certain équilibre politique ; cautionner tout ce qui émane du pouvoir, et dans ce cas, on est condamné à devenir un faux intellectuel, ou enfin, observer et réagir à chaud en faisant découler sa position des principes immuables qu’il refuse de marchander.
Enfin, sachant que l’exercice de la politique exige une certaine discipline dont l’intellectuel s’accommode mal, la rigidité qui caractérise le fonctionnement des partis politiques et les sphères de l’État fait que si l’intellectuel accepte d’y entrer, il devra sacrifier un des principes sur lesquels repose toute son existence, à savoir sa liberté.
Mohand Amokrane AIT DJIDA
Docteur en didactique du français langue étrangère et enseignent au département de langue française à l'Université Hassiba Benbouali de Chlef.