« IL Y A LONGTEMPS QUE JE SUIS MORT » DE RACHID EZZIANE : UN GERMINAL ALGÉRIEN
Arrivé à la dernière page du roman, un malaise intérieur vous tord les entrailles, et une sensation d’amertume envahit tout votre être. Vous attendiez, vainement une issue, mais celle-ci refuse de poindre son nez et ce que vous craigniez le plus arrive en même temps que la reddition de l’écriture. Ainsi en a décidé l’écrivain public !

La misère porte un nom : « Hay edhalma » ou « la cité des ténèbres ». Le décor se prête parfaitement à la tragédie, et les personnages broient du noir dans l’obscurité léguée par les ancêtres. Quand s’abat la malédiction sur une famille, peu importe la voie qu’emprunte chacun de ses membres, l’impasse est promise à tous, l’horizon ne s’ouvrant qu’à ceux qui sont nés sous une belle étoile. Celle des kherraz est si terne et mate qu’elle empêche mêmes leurs prières d’atteindre le Ciel. Il est des misères entêtées dont ni l’effort ni le labeur ni moins la détermination et la volonté ne peuvent avoir raison. L’échec poursuit les malheureux jusque dans leurs derniers retranchements, la déception devient leur lot quotidien et l’Injustice une marâtre dont ils doivent subir les sévices en l’absence d’une mère affectueuse et protectrice. Aux autres de savourer l’aisance, le succès et la quiétude tout en se délectant des souffrances des démunis dont les habitants de Hay Edhalma.
C’est sous une plume tonitruante et incisive que l’auteur nous plonge dans la réalité ô combien amère de ce qui est communément appelé l’Algérie profonde. L’histoire est inspirée de faits réels auxquels s’ajoutent des digressions philosophiques invitant le lecteur à réfléchir au sens même de son existence. De par sa formation, Rachid Ezziane, Ancien professeur de philosophie, nous présente au-delà de l’histoire qui semble somme toute ordinaire, ce que l’on pourrait appeler un roman à thèse. En effet derrière les faits relatés, se profile les ombres d’une angoisse existentielle, d’un mal de vivre, et d’une vie absurde dont on ne saisit nullement la finalité. Le destin, la providence, le Ciel, la justice divine, autant de thèmes qui, même s’ils ne sont pas abordés de façon explicite, parcourent le roman pour en faire une œuvre dont le récit ne peut être qu’un pr é – texte aux questions plus profondes que chaque homme pourrait se poser. Par conséquent, que le lecteur qui espère trouver dans « il y a longtemps que je suis mort » une histoire originale ne soit surtout pas déçu. Car, par-delà les événements qui se déroulent, c’est tout une vision du monde qui se donne à lire, et une conception de la vie qu’on est appelé à déchiffrer.
Une famille enfoncée dans les ténèbres
Mahmoud Kherraz est le père retraité qui, à soixante ans, cherche encore du travail pour subvenir aux besoins élémentaires des siens. Il avait jusque là exercé tous les métiers, frappé à toutes les portes sans qu’une seule fois la vie n’ait consenti à lui accorder une petite parcelle de bonheur. Il était né pour souffrir éternellement si bien qu’avec le temps, il a fini par épouser la tristesse en faisant le deuil de ses espoirs. Il a beau creuser la terre, porter des fardeaux, trainer sa dignité dans la boue uniquement pour faire grandir ses enfants, son sort reste forgé dans les privations, et ses rêves condamnés au renoncement. Il attend venir son heure, tout résigné et vaincu par le Temps. Les jours refusent de lui sourire, et la mort tarde à se manifester. C’est dans ces conditions de dénuement total, que trois jeunes garçons tentent d’apprendre à croiser le fer avec la vie. Différents, mais conscients de leur situation, ils veulent tous s’évader de la prison ténébreuse qu’est Hay Edhalma. Ils aspirent à une vie meilleure, à un avenir pas trop radieux, mais qui soit dardé de quelques rais de lumière pour faire croire à des lendemains supportables. Leurs chemins se croisent rarement, et leurs idées se nourrissent qui du rêve, qui du vécu lamentable. Mohamed, un mineur à El Ouenza, obligé d’interrompre ses études, passe sa journée à porter des pierres noires dans un trou noir qui empêche de voir plus loin que le bout de sa souffrance. Il supporte vaillamment la dureté du travail, le mépris du contremaître et l’indifférence totale des responsables, occupés plutôt à se caresser des bedaines tellement énormes, qu’ils ne peuvent voir ce qui se passe en bas. L’arrogance est leur richesse, et l’incompétence, leur qualité première. Avoir affaire à eux, c’est se damner d’avance, les critiquer est un blasphème, et leur donner des conseils est passible d’une lourde peine pour ce crime de lèse-majesté.
Malek, le plus réaliste des trois, profitant de l’anarchie ambiante, essaie de gagner sa vie autrement. N’ayant peur de rien, il s’engage dans des affaires louches convaincu que dans son pays, rien n’est resté pur et limpide. Il aspire, lui aussi, à sa part de richesse sans pour autant fournir de grands efforts. La vente des portables et de toutes sortes d’accessoires lui permet, certes, de manger à sa faim, mais elle ne le sort pas de la misère. Ce dont il rêve dépasse de loin ce que le marché lui offre même s’il a ce privilège de ne recevoir les ordres de personne. L’idée de s’évader l’obsède plus que ses deux autres frères. Il a du mal à s’imaginer finir ses jours, ou plutôt ses nuits à Hay Edhalma. Autant être dévoré par les requins.
Cependant, s’il est un personnage qui suscite à la fois admiration, compassion et incompréhension, ça sera bien celui de Ramdhane. Mais, qui prétendrait comprendre les poètes ? Ces êtres aux âmes sensibles, au langage singulier et aux rêves extravagants, ne sont-ils pas en fin de compte la seule vérité qui se tient dans un monde où l’humain cède chaque jour que Dieu fait du terrain au profit de la bête immonde qui nous habite, et qui réclame avidement plus de guerres, plus d’argent, et beaucoup moins de beauté ? Ramdhane, lui, nourri à la poésie de Nazim Hikmet, essaie de s’arracher à la réalité en nageant dans les méandres de l’amour platonique, celui des mots et de sa dulcinée. Il se bat pour faire triompher son idéal et pour cela, il n’hésite pas à voler un roman de Benhadouga, convaincu que c’est par la lecture qu’il pourra échapper à la détresse.
Il est à se demander si l’auteur et Ramdhane ne sont pas une seule et même personne. Tous les deux adorent les mots et ne voient la vie que sous le prisme des lettres ; et tous les deux peinent à se faire entendre au milieu du vacarme strident que les ennemis du beau tentent de nous imposer en nous le présentant comme étant la meilleure des mélodies !
Mohand Amokrane AIT DJIDA
Docteur en didactique du français langue étrangère et enseignent au département de langue française à l'Université Hassiba Benbouali de Chlef.