Idir, «la terre de l’intérieur »
La terre sur laquelle l’individu pose son premier pas et le dernier, n’est sans doute pas la même, surtout pour l’exilé, mais somme toute, n’est-ce pas là juste une question de frontière imaginée par les hommes ? En fait, cette terre natale subsiste dans un coin de son cœur, de ses rêves, dans le sel de ses larmes et le miel partagé de ses rires. Reste le territoire premier, identitaire, de la langue : celui des inflexions du verbe maternel, des notes qui circulent autour de l’enfance, des matins de ramages, des froissements de lumière de lune glissant sur la cime des arbres. Il n’y a pas de terre plus proche que celle des origines, gravée dans l’épiderme et estampillée jusqu’au dernier souffle.

La terre sur laquelle l’individu pose son premier pas et le dernier, n’est sans doute pas la même, surtout pour l’exilé, mais n’est-ce pas là juste une question de frontière imaginée par les hommes ? En fait, cette terre natale subsiste dans un coin de son cœur, de ses rêves, dans le sel de ses larmes et le miel partagé de ses rires. Reste le territoire premier, identitaire, de la langue: celui des inflexions du verbe maternel, des notes qui circulent autour de l’enfance, des matins de ramages, des froissements de lumière de lune glissant sur la cime des arbres. Il n’y a pas de terre plus proche que celle des origines, gravée dans l’épiderme et estampillée jusqu’au dernier souffle.
Le chanteur et musicien exilé, Idir, qui vient de mourir le 2 mai 2020, a su, sa vie durant, partager sa richesse musicale ancestrale, teintée de mélancolie et de douceur, par des chansons mélodieuses d’une profonde humanité. Combien d’artistes ont fait de la rupture d’avec leurs racines un art de vie et de création. Ainsi, il n’est plus question de s’apitoyer, ni de renoncer à son passé, mais dans ce changement inexorable, de s’élever au-dessus de la douleur ou du ressentiment pour un autre départ. A ce titre, les chansons dites nostalgiques ont le mérite de ramener chacun au berceau de son identité: cette terre de l’intérieur.
«Hospitalisé à Paris, Idir a succombé à une maladie pulmonaire le samedi 2 mai 2020. Selon ses proches, il sera enterré en région parisienne». L’annonce est tombée, laissant la grande famille de ses admirateurs endeuillée. Chacun de ceux qui n’ont cessé de l’apprécier, vient de perdre l’équivalent d’un ami, d’un proche.
Surnommé par la presse internationale le «grand ambassadeur de l’identité berbère à travers le monde», Idir a mis à l’honneur et offert au monde entier les histoires d’un temps passé, sur fond d’émotion et de nostalgie de sa Kabylie natale. Il a fait de son œuvre musical un vecteur de diversité.
Lorsque l’on lit quelques-uns des articles qui se sont multipliés le jour de son décès, les mêmes superlatifs reviennent, dont celui de «grand ambassadeur de la chanson kabyle» et «défenseur de l’identité berbère à travers le monde».
Dans un tweet, le Président Tebboune a fait part de son «immense tristesse» et «avec sa disparition, l’Algérie perd un de ses monuments». Sur Twitter, le Président français Macron a salué «une voix unique» qui «chantait ses racines kabyles avec la mélancolie d’un exilé et la fraternité des peuples avec les espoirs d’un humaniste». L’Unesco a rendu à «un ambassadeur éminent des cultures kabyles et berbères». Pour l’ancien Président français Hollande : «Idir a envoûté des générations entières au rythme de ses mélodies douces, généreuses et émouvantes». Kamel Daoud a tweeté : «Il a su faire de nos racines de si belles récoltes, apaisées et généreuses».
La Maire de Paris a salué «son engagement humaniste». Sur les chaînes françaises parmi les messages nombreux, des phrases résonnent de la part de journalistes : «On a perdu l’un des plus grands artistes au monde». «L’un des plus grands poètes kabyles… le monument de la chanson kabyle».
«Homme d’engagement et de sagesse, Idir … restera dans nos cœurs pour l’éternité», a écrit le quotidien El Watan.
Dans ce panégyrique, un mot revient, qui résume les autres : «un Sage».
«Le sociologue Pierre Bourdieu, qui connaissait parfaitement la Kabylie, terre, culture et homme, disait d’Idir : «Ce n’est pas un chanteur comme les autres. C’est un membre de chaque famille», a mentionné l’écrivain Amin Zaoui dans une de ses dernières chroniques hebdomadaires «Souffles».
Tout en respectant le choix de la famille d’Idir, l’écrivain regrette l’éloignement de sa dernière demeure, car «il mérite de prendre la terre des ancêtres comme un oreiller éternel», «Idir est un chanteur international, un citoyen du monde». Plus encore : «Idir est notre deuxième Djudjura»… et à l’image des artistes de cette terre : «Ils sont dans leur mort comme dans leur vie les gardiens de la mémoire des ancêtres. Ils sont les passeurs de messages aux générations futures»
De son vrai nom Hamid Cheriet, Idir, chanteur, auteur-compositeur-interprète, est né le 25 octobre 1949 à Aït Lahcène, petit village des Aït Yenni, près de Tizi Ouzou, de mère et de grand-mère poétesses. Idir, prononcé Yiddhir en kabyle, veut dire «vivant» ou «il vivra». Enfant, les sons de la flûte de berger de son père et de sa Kabylie n’avaient aucun secret pour lui. «Au village, les enfants que nous étions se transformaient en bergers dès la sortie de l’école», rappelait-il et il ajoutait tester ses morceaux avec cet instrument.
Idir se destinait à être géologue, lorsqu’en 1973, un remplacement au pied levé de la chanteuse Nouara sur Radio-Alger pour laquelle il avait composé une morceau sur une berceuse berbère «Rsed A Yidess» («Que le soleil tombe»), avec les paroles du poète Ben Mohamed, évoquant les veillées de son enfance en Kabylie, sera un succès radiophonique. Quelques jours plus tard, il enregistre en studio cette performance et un deuxième morceau chanté en Kabyle : «AVava Inouva» qui sera immédiatement un tube. «Une voix douce et suave accompagnée de guitare sèche, tout simplement». C’est alors qu’il part effectuer son service militaire de deux ans. Durant ce service national, sa chanson qui passe en boucle en Algérie, sort des frontières. «Les contrats arrivaient en continu pendant que j’étais à la caserne, si bien qu’à ma démobilisation, j’ai été obligé de venir en France, pour enregistrer», confiait-il à une télévision française en février 1998. Un début en forme de triomphe. Sa chanson est considérée comme le premier tube venu d’Afrique du Nord. Il confiera plus tard que sa maman a découvert «A Vava Inouva» à la radio, sans savoir que son fils en était le compositeur et l’interprète. En 1975, il rejoint donc Paris pour produire chez Pathé Marconi son premier album intitulé également «A Vava Inouva» auquel il ajoute d’autres berceuses, qui sortira en 1976.
Cette chanson sera diffusée dans 77 pays et traduite en 15 langues. En 1979, il sort un deuxième album «Ayarrach Negh» et enchaîne une longue série de concerts.
Pendant 10 ans, il disparaît de la scène de 1981 à 1991.
En 1993, dans le cadre d’une émission digne d’un exploit technologique, Idir et Johny Clegg, le représentant blanc de la musique Zoulou d’Afrique du Sud échangent sur leur culture respective, par écran interposé, à 10 000 km de distance. Au cours de cette conversation, deux destinées confrontées à des interdits, Johny Clegg dit avoir fait sienne la culture zoulou et défendu la musique africaine de la rue avec les risques encourus sous l’Apartheid, Idir se définit comme un enfant de la guerre et évoque sa volonté de défendre la culture et la langue berbère.
Le 22 juin 1995, sur la scène du Zénith à Paris, un concert est donné en soutien au peuple algérien en proie aux attentats et aux assassinats de la «décennie noire». Idir, à l’initiative de ce concert, invite Cheb Mami et Khaled et des artistes français.
Entre deux concerts à l’Olympia à Paris et le Zénith, il revient en septembre 1999 en signant l’album «Identités», proposant un mélange de Chââbi, de rythmes occidentaux, conviant des artistes musiciens d’horizons divers et l’Orchestre National de Barbès.
En 2002, il sort l’album « Deux rives, Un rêve», sur le thème de la fusion, du partage et de la double culture qui lui est cher.
Plus récemment, en 2017, avec l’album «Ici et ailleurs», il participe en duo à onze chansons avec les grands noms de la chanson francophone, dont Aznavour, dans un esprit de fraternité et d’ouverture culturelle, avec une relecture de chansons à succès avec la langue kabyle. Un thème constant, celui de l’errance, comme « Né quelque part», dans un esprit de «voyage pour aller chercher l’Autre».
Dans ces rencontres, toujours cette diversité révélatrice d’altérité, conjointement à la quête permanente de l’identité.
Dans cette démarche, toute spécificité confondue, la musique devient une entité qui fédère les disparités culturelles.
L’une de ses chansons, «Les larmes de leurs pères», évoque les révolutions arabes et ses racines profondes «auxquelles on ne peut échapper». A un journaliste qui l’interviewe sur l’attachement à son pays, il répond : «Pendant longtemps, quand je venais en France, je gardais toujours à mes côtés ma valise prête à partir… j’ai fini par m’adapter».
Ainsi sa chanson «Anda yella» (la longue attente) raconte l’exil et la souffrance de l’attente de ceux qui sont restés au pays : «Un jour viendra, il reviendra vers ses enfants et son exil finira, Ah espoir, espoir… Sa photo sur un miroir, Tu regardes tes enfants, comment leur dire que leur père est un exilé…»
Avec «Lettres à ma fille», il enregistrera avec sa fille Tanina, chanteuse et musicienne, des chansons anciennes et ce texte plus intimiste évoquant l’éducation sévère des pères à l’égard des filles.
En 2015, accueilli par son village natal Aït Lahcène, il est reçu avec les honneurs dus à son prestige, comme le souligna la journaliste sur la TV algérienne : «… ldir, le musicien, l’ambassadeur de la chanson algérienne… à travers la diversité et la profondeur de son style musical, Idir a su insuffler une autre dimension à la chanson kabyle et algérienne, il a pu transporter la voix de l’Algérie partout dans le monde… Côté texte, Idir a su chanter la vie, l’amour de la patrie, les us et coutumes de sa Kabylie natale… autant de chansons qui ont une portée universelle…». A l’annonce de sa mort, un habitant et musicien du village a dit : «Nous avons beaucoup de grands chanteurs, mais Idir avait réussi à transmettre notre culture au monde».
En janvier 2018, l’Office National des Droits d’Auteur (ONDA) lui organise deux grands galas à la Coupole, à Chéraga.
La production discographique pourrait paraître modeste avec sept albums-studio sur près de cinquante ans de carrière. Mais Idir, homme humble, d’une grande discrétion, ne se reconnaissait pas dans le monde du showbiz. Cependant, son œuvre a contribué au renouvellement de la chanson berbère avec une audience internationale, car ses textes gardent une portée universelle.
En modeste hommage et bien que le choix d’un titre soit délicat en raison du succès de chacun, relisons des extraits de «Pourquoi cette pluie ?» qui chantent les peines de tout un chacun :
«Tant de pluie tout à coup sur nos fronts
Sur nos champs, nos maisons
Un déluge, ici l’orage en cette saison
Quelle en est la raison ?
Est-ce pour noyer tous nos parjures ?
Ou laver nos blessures ?
Est-ce pour des moissons, des terreaux plus
fertiles ?
Est-ce pour les détruire ?
Pourquoi cette pluie ?
Pourquoi, est-ce un message, est-ce un cri du
ciel ?
J’ai froid mon pays, j’ai froid
As-tu perdu les rayons de ton soleil ?
Pourquoi cette pluie ?
Pourquoi, est-ce un bienfait ?
Est-ce pour nous punir ?
J’ai froid mon pays, j’ai froid, faut-il le fêter
ou bien le maudir ?
J’ai cherché dans le livre qui sait
Au creux de ses versets
J’y ai lu, « cherche les réponses à ta question,
cherche le trait d’union »
Une mendiante sur mon chemin…»
«… Elle dit, cette pluie tu vois
Ce sont des pleurs pour les yeux des hommes
C’est pour vous donner des larmes
Depuis trop longtemps elles ont séché
Les hommes n’oublient pas les armes quand
ils ne savent plus pleurer
Coule pluie, coule sur nos fronts.»
En écho aux chansons d’Idir, investi d’une mission, celle de faire connaître la poésie de sa terre natale, et aux regrets de ceux qui espéraient l’accueillir au pays pour un ultime hommage, rappelons ces phrases de Mahmoud Darwich, figure de proue de la poésie palestinienne, mais aussi symbole universel et moderne de l’exilé : «Je suis ma langue» et «Voici ma langue, ma Babylone…».
Après avoir défendu durant toute son existence ses racines profondes, avec talent et simplicité, Idir, le poète, a acquis par sa notoriété universelle son identité de citoyen du monde. Dès lors, quel que soit le lieu de son inhumation, la terre de son exil comme délestée de ses frontières, l’accueille à jamais, puisque sa terre intérieure, celle de ses ancêtres, demeure toute entière dans son œuvre.
Que son âme repose en paix ! Rahimahou Allah!
Jacqueline Brenot
Jacqueline Brenot est née à Alger où elle a vécu jusqu’en 1969. Après des études de Droit, de Lettres Modernes et de Philosophie, elle devient Professeur Certifié de Lettres en Lycées, Collèges et Formation Adultes du Greta à Paris et dans la région parisienne. Conceptrice et animatrices d’ateliers d’Écriture et de Théâtre et de projets nombreux autour de la Citoyenneté, Jumelage de villes, Francophonie. Plasticienne avec le groupe Lettriste d’Isidore Isou. Assistante de projets de l’Astrophysicien et Plasticien, feu Jean-Marc Philippe (www.keo.org). Auteure de nouvelles et poèmes inédits, elle a publié « La Dame du Chemin des Crêtes-Alger-Marseille-Tozeur» chez L’Harmattan en 2007,dans la collection « Graveurs de Mémoire ». Participe à des ouvrages collectifs, comme « Une enfance dans la guerre » et « À L’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance » chez les Éditions Bleu Autour. Des nouvelles et de la poésie à la « Revue du Chèvrefeuille étoilée ». Chroniqueuse à l’hebdomadaire Le Chélif depuis février 2018, a publié « Œuvres en partage » Tome I et II, présentés au SILA 2019 à Alger.