Femme tunisienne, académicienne et écrivaine : entretien avec Monia Kallel
Par: Amal Latrech est doctorante en littérature française qui consacre ses recherches à l’écriture de femmes et au discours paratextuel. Elle s’intéresse, également, à l’égalité femme-homme et au militantisme politique et social. Elle est diplômée en pédagogie du Fle de l’université de Rouen et enseigne le français langue étrangère à l’institut français de Tunisie.

Qui êtes-vous ? Une libératrice de la parole et de l’esprit ? Parlez-nous de la femme que vous êtes et de votre double casquette ?
Je suis une enseignante-chercheure qui a fait un parcours ordinaire à l’école et l’université Tunisiennes. Après avoir obtenu la Maîtrise en langue et littérature françaises de la Faculté du 9 avril (actuellement Faculté des Sciences Humaines et Sociales) qui était à l’époque l’unique structure pour les études des humanités, j’ai intégré l’enseignement secondaire où j’ai exercé pendant 15 ans puis j’ai repris les études en suivant le cursus classique, Certificat d’aptitude à la recherche (CAR) et thèse de doctorat. En 2000, j’ai intégré l’enseignement Supérieur, à l’Institut Supérieur des Sciences Humaines crée à la même année. Quelque part je suis née en même temps qu’Ibn Charaf.
Je dois dire que cette naissance était à la fois difficile et salutaire. Je me rends compte, avec le recul, que le fait d’avoir débuté dans une nouvelle structure était une chance, un cadeau du ciel. Encadrés et encouragés par le Professeur Kamel Gaha, premier chef du Département de Français à Ibn Charaf, nous étions amenés à tout mettre sur pied, tout entreprendre – la formation, les programmes, l’organisation et la publication des colloques- et à prendre en charge différents enseignements. Les premières années j’ai essayé de concilier ou de croiser mes activités pédagogiques et mes travaux académiques en ne m’éloignant pas de mon domaine de recherche initial – le XIXe siècle, les écrits de femmes, littérature et mouvements féministes -. Mais, au fil du temps d’autres univers et d’autres pistes se sont ouverts. La fréquentation des ouvrages critiques et des documents historique dans le cadre du cours de master sur les Littératures francophones, que j’assure depuis quelques années, ont aiguisé ma curiosité et créé en moi le désir d’écrire…
Comment est née chez vous l’envie d’écrire le roman « Cheikhs en confidence », à quel moment ?
En réalité, « l’envie » d’écrire sur les « cheikhs » remonte à très loin, j’ai toujours été habité par le questionnement qui est à la base du livre à savoir la nature du regard qu’il portent sur la modernité et la tradition, et le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire des femmes et la construction de la Tunisie actuelle. J’ai commencé par entreprendre des recherches sur la Grande Mosquée de la Zitouna au temps de la colonisation, son fonctionnement, ses rapports au pouvoir, ses figures marquantes, Mohamed Essnoussi, Abou El Kacem Echebbi, Tahar Haddad… Et soudain survient la Révolution de 2011 ! Les événements, l’inflation de « l’Islam politique », le développement du concept du « surmusulman » (selon l’expression de Fathi Benslama) qu’on rattache au manque d’instruction religieuse et à « la fermeture de la Zitouna » par le Président Bourguiba, ont bouleversé mon programme et changé l’orientation et la forme de mon projet. Le roman s’est pratiquement imposé à moi ! J’ai dû abandonner mes documents, références, tout oublier pour tout (re) commencer avec le sentiment que je me lance dans l’inconnu et la crainte de ne pouvoir me libérer de l’enseignante-académicienne que j’ai sous la peau…
Le titre est déjà significatif et nous renvoie à la fameuse citation de Saint-Exupéry « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction », c’est la connivence et la coexistence que vous tissez dans votre roman, les personnages sont tour à tour conservateurs et progressistes et nous pouvons saisir l’évolution de leur pensée et le changement que subit la scène sociopolitique. Quel est le message que vous cherchez à transmettre ?
En effet, Saint-Exupéry est l’un de mes auteurs préférés et cette réflexion sur l’amour (dans son sens large) résume son œuvre et fonde ma perception du monde et de l’écriture. Le sens premier du mot « connivence » renvoie, d’ailleurs, aux clins d’œil et au fait de regarder dans le même sens. Sauf que chez mes deux personnages, la connivence n’est pas acquise d’emblée, même si à l’origine il y a eu une étincelle première, un élan d’empathie né probablement de leur formation commune. Leur amitié se construit progressivement, laborieusement… étant donné qu’ils sont très différents – l’un est sage, l’autre émotif, l’un est taiseux, l’autre babillard- et que leurs rapports au monde divergent à bien des égards. Quel est le message ? Je préfère laisser au lecteur le soin de le cerner. Peut-être il n’y a de message ? ou, au contraire, il y en a plusieurs ?
Votre roman parle de l’éducation, de la religion, et surtout de l’héritage social ? S’agit-il d’un roman autobiographique ou de la fiction ?
Comme dans toute fiction, il y a certainement des « morceaux de moi » (comme dit P.J. Jouve). Les personnages que je mets en scènes ne me sont pas étrangers étant donné que je suis née dans une famille à deux branches, une s’est orientée vers les études zitouniennes puis l’enseignement et l’autre qui s’est engagée très tôt dans le mouvement national. Ce qui m’avait fascinée c’est que chacune de branches – qui sont restées très liées- pensait que l’autre lui avait supérieure ou du moins plus de mérite. J’en ai gardé des mots, des bribes de phrases, des dictons et tout le reste a été tricoté par l’imagination, une imagination nourrie bien évidemment pas la documentation que j’ai effectuée sur l’Histoire et la vie socio-politique dans les années 40-60, économie domestique, travail des femmes, école, médias, courants de pensées, publications…
Vous vous retrouvez dans la personnalité de la fille de Cheikh, rebelle et imposante ?
À cette question, je réponds comme tous ceux qui se sont prononcé sur l’acte de l’écriture de la fiction. Je suis partout et nulle part, je me glisse dans tous les personnages, et le narrateur est l’un d’eux, tout en sachant qu’aucun ne me représente, vraiment. Si bien que parfois on est pris de vertige entre ce qu’on est et ce qu’on pense être, entre la part du vécu et la part de l’inventé. À la place de la fille du cheikh, je ne sais pas comment j’aurais agi, aurais-je pris le risque d’adopter la même attitude ? D’oser le chantage ? Elle qui a vécu et partagé la déception de sa sœur aînée ? Qui connaît l’intransigeance de son père ?
Votre roman « Cheikhs en confidence » est-il la voix de la liberté et l’hommage au militantisme de la femme tunisienne ?
Indirectement oui. Comme dans toutes les cultures, et dans tous les pays du monde, les femmes sont les exclues de l’espace public et de l’Histoire. Étant donné que leur « militantisme » n’est pas un militantisme de conquêtes, ou d’acquisitions spectaculaires, il n’intéresse (presque) pas les historiographes et les historiens. Pour rencontrer les femmes arabes, il faut lire dans « les trous » des textes, disait Assia Djebar. C’est ce que j’ai tenté de faire pour la période qui m’intéresse. Il est clair que les tunisiennes constituaient l’épine dorsale non seulement de l’économie familiale, mais aussi du commerce, de l’artisanat et aussi de la lutte pour la libération de pays. J’espère avoir rendu hommage à nos valeureuses Mères, et contribué à les visibiliser, à les sortir du gouffre de l’oubli.
« Celui qui ne connait pas l’histoire, il est condamné à la revivre », disait Marx, selon vous, l’écriture c’est la réécriture de l’Histoire (avec un grand H, comme vous l’aimez écrire toujours) ?
J’ai un penchant particulier pour les livres qui réinterrogent l’Histoire. Le XIXe siècle a lancé la mode qui a connu ses heures de gloire avant de s’étioler, et de renaître de nouveau avec des formes et un esprit nouveaux. C’est moins l’Histoire proprement dite qui m’intéresse que la manière dont elle a été vécue. Quand on aborde les faits à partir du regard des individus, on aboutit à récits qui ne concordent pas toujours entre eux, et même avec le récit officiel. Glissant disait à ce propos : « Il ne faut jamais laisser l’Histoire entre les mains des historiens », l’écriture et l’art en général peuvent la vivifier, ne serait-ce qu’en brisant sa linéarité factice.
Dans une lettre à Théodore Rousseau, George Sand écrit : NOUS sommes des femmes, et pour cela nous ne sommes pas faibles, et nous ne répondons pas aux hommes qui se croient forts ce que nous pourrions leur répondre ». Mais dans votre livre, les personnages féminins n’ont pas ignoré l’exclusion qu’elles y vivent, elles y répondent avec leurs propres armes.
Comment les femmes aux années quarante et soixante ont-elles pu s’imposer ? Et comment elles se sont construites ?
Autre contexte, autres comportements. L’espace public leur étant (presque) interdit, elles ont créé une vie domestique riche et variée, avec son rituel, ses lois, mais aussi ses ouvertures et ses échappées. Selon les milieux, les saisons, les produits de la région, chacune famille, et même chaque individu a investi un domaine, fabrication de tapis, chéchia (domaine où les femmes faisaient l’essentiel du travail), couture, broderie, dentelles, la dentelle tunisienne était très prisée. Mais, un nombre non négligeable de filles fréquentait soit Dar El Moallma (qui donnera d’ailleurs le mot institutrice) où on leur apprenait les travaux manuels et également à lire et à écrire. Dans les grandes villes, beaucoup de familles ont envoyé leurs filles dans l’école française, et ce qui est remarquable dans les statistiques effectuées, c’est que le taux de réussite des filles est souvent supérieur à celui des garçons (même si le nombre de filles scolarisées est nettement inférieur à celui des garçons). La scolarisation était vécue comme un événement par la fille et aussi par la mère. Le travail domestique et l’école ont, très tôt, opéré des changements dans la structure familiale, les rapports intersubjectifs et le statut de la femme.
En 1945, on comptait 1864 filles scolarisées – 2086 garçons, et en 1854, 7155 filles-7370 garçons.
Dans l’un de vos articles, vous avez écrit : « Horreur de la femme s’occupant d’affaires publiques, nostalgie du passé et révolte ininterrompue, doublée de haine, contre la modernité, principes, ses valeurs, et tous ceux qui les portent. » Dix ans après la Révolution, faut-il interroger les acquis de la femme tunisienne ?
Il faut toujours interroger et réinterroger les acquis de la femme, les féministes ne cessent de le répéter, S. de Beauvoir, G. Halimi, N. Saadaoui pour ne citer que les plus connues. La forte personnalité de la femme tunisienne et les rôles qu’elle a joués dans tous les domaines, bien avant le CSP (institué par Bourguiba) comme l’atteste l’Histoire (ancienne et récente) ne doit pas nous leurrer. Non seulement à cause de l’Islam politique et des remises en cause des acquis prétendument venus de l’Occident, mais parce que le patriarcat est un très vieux système, bien enraciné en nous tous, il détermine nos gestes, nos idées, notre langage. Si bien la pensée et la lutte féministes restent toujours fragiles, et leur « porte étroite » comme dit G. Halimi.
Selon vous, comment pouvons-nous faire face à cette « guerre des sexes » qui cache une « guerre du pouvoir » ?
La « guerre des sexes » aussi vieille que le monde a toujours été une « guerre de pouvoir ». L’anthropologue Françoise Héritier a montré que toutes les cultures et toutes les civilisations y compris anciennes les sociétés matriarcales sont bâties sur le système de domination de la femme, le sexe qui possède le pouvoir exorbitant de la (pro) création, de son semblable (la fille) et de l’autre (le fils), le désir du fils est à l’origine de sa domestication. Reverser la vapeur en ligotant le puissant est la courroie de la mécanique patriarcale.
Ce pouvoir change d’aspects, de formes en fonction de plusieurs facteurs. C’est pourquoi, il n’y a pas une méthode ou une approche valable pour tous et dans tous les contextes (familiaux, sociaux, culturels), parfois la défense est aussi voire plus efficace que l’attaque. Par contre la prise de conscience est fondamentale. Ne jamais perdre de vue l’idée qu’il s’agit d’un combat de tous les instants.
« Ana Hiya » est un numéro dédié à la femme maghrébine, à travers cette dédicace que vous représentez – vous mme l’académicienne et vous notre chère romancière tunisienne, comment pouvons-nous rendre hommage à toute femme qui peut se dire et dire « Ana Hiya » ? Comment pouvons-nous devenir « Ana Hiya » ?
Les questions relatives au « comment » sont les plus délicates et les plus complexes, les réponses ne peuvent être que d’ordre général. Faute de quoi on tombe dans les leçons de également, ou les recommandations qui ne sont jamais les bienvenues dans ce genre de problématique. Je dirais que pour « devenir Ana Hiya », il faudrait arriver à être vous-même, à vous libérer du « moi » façonné par les lois (de tout ordre) et le « discours social » (au sens de Marc Angenot), l’opération n’est ni facile, ni évidente étant donné que cet être est enfoui sous des strates d’idées reçues, stéréotypes, croyances, dont certaines sont très vieilles.
Parlez-nous de vos futurs projets ?
Beaucoup de projets à la fois. Disons que le plus proche de l’exécution est un essai, je retourne à mon programme initial, mais avec une tout autre problématique même si je ne perds pas de vue l’Histoire des femmes.
Le mot de la fin pour les personnes qui nous lisent.
En ces jours durs durs pour le monde entier et pour le peuple tunisien en particulier, embourbé dans une crise socio-politique aigue, je souhaite une sortie du tunnel avec les moindres dégâts.
Par ailleurs, « La liberté en héritage » (titre du beau livre de Najet Fakfak), qui circule dans les veines de la femme tunisienne, me laisse confiante sur son avenir et sur ses capacités à continuer la marche de ses ancêtres. « Ana Hiya » saura relever les défis qui l’attendent, « histoire d’être à la hauteur de l’Histoire » selon l’expression de la tunisienne G. Halimi.
Propos recueillis par Amal Latrech

Amal Latrech est doctorante en littérature française qui consacre ses recherches à l’écriture de femmes et au discours paratextuel. Elle s’intéresse, également, à l’égalité femme-homme et au militantisme politique et social. Elle est diplômée en pédagogie du Fle de l’université de Rouen et enseigne le français langue étrangère à l’institut français de Tunisie.
Rédaction