Fatou Diome, de la traversée des frontières à la traversée littéraire
Par le pouvoir des mots, l’écrivaine émigrée d’origine sénégalaise réussit à s’imposer dans le champ de la littérature-monde en français. C’est par l’usage d’une langue française tropicalisée que Fatou Diome nomme les réalités dont les mots français sont incapables de désigner exactement. Le roman, Le Ventre de l’Atlantique s’inscrit dans cette perspective. Le présent article prend appui sur les différentes formes de variations linguistiques par lesquelles l’écrivaine en contexte multilingue enrichit la langue française.

I-Variation linguistique dans l’écriture romanesque
L’espace francophone est un carrefour multilingue qui laisse observer les particularités du français. Les diverses formes de variations linguistiques qui en résultent, dénotent le rapport que Fatou Diome entretient avec la langue française. Le roman, Le Ventre de l’Atlantique porte les empreintes de cette variation due au contact des langues. À première vue, la romancière recourt au registre relâché caractérisé par « un vocabulaire familier, voire grossier, une syntaxe relâchée » et qui « se réfère au modèle de l’oral » (Beth et Marpeau, 2007 : 372). C’est le cas du terme « routoutou » auquel recourt la narratrice pour désigner l’organe génital de l’homme. En outre, la narratrice transcrit l’accent des prostituées sénégalaises dans la prononciation de certains mots : « ―merci, c’est riz » au lieu de «merci, chéri » La narratrice avertit les touristes : « n’y voyez aucun défaut de prononciation » (V.A. : 199-200) Dans le même ordre d’idées, mentionnons le cas du mot « mameselle, ». La langue populaire caractérise le style de la narratrice lorsqu’elle s’adresse aux touristes : « Alors, messieurs les clients, quand votre routoutou bien flatté transpire et se dégonfle, implorant le repos, ayez l’obligeance de gonfler la facture, ça fera plaisir à mameselle. » (V.A. : 199-200). Par ailleurs, le vocabulaire péjoratif et l’argot sont manifestes dans le discours des forces de l’ordre prononcés à l’endroit des immigrés clandestins : « Ils seront réexpédiés chez eux fissa-fissa ! » (V.A. 205) L’humour intervient dans la langue populaire lorsque Fatou Diome joue sur le quiproquo : « -Vous savez, monsieur selon Georges Fortune…. /- Je m’en fous de votre Georges et de sa fortune, ce qui m’emmerde, c’est de vous voir tous, autant que vous êtes, venir cherchez la vôtre ici… » (V.A. :205) Le comique des mots est produit par le jeu des homophones. Le lexique « Fortune », nom de l’auteur est pris par le garde comme fortune désignant la richesse. Fatou Diome transgresse les contraintes de la langue française pour restituer les discours dans leur authenticité et montrer la spontanéité de la langue parlée.
En outre, la créolisation lexicale et syntaxiqueest présente dans l’écriture romanesque de Fatou Diome. L’ampleur des impuretés linguistiques tend à égaler la norme en ceci que la langue française subit une détérioration considérable. L’interférence linguistique est à l’avantage de la langue maternelle dans la mesure où le français ne constitue plus une barrière pour l’expression de certaines réalités spécifiques à l’imaginaire du peuple sénégalais. Très souvent, la manipulation lexicale procède par le remplacement de l’initial d’un mot par une autre lettre afin de traduire son contraire. C’est le cas du lexique « nourriture » que les prisonniers immigrés déforment pour lui trouver un autre mot. Ceux–ci s’inspirent du verbe « mourir » pour former le lexique mouriture. La narratrice Salie transcrit cette altération lexicale en insistant sur ce que représente la nourriture servie aux personnages immigrés dans les prisons françaises. Elle en témoigne : « Devant la nourriture infecte que le gardien lui apportait, cette déjection de la conscience du pays des Droits de l’homme, qu’il appelait mouriture, il en arrivait à regretter la purée à la morve servie sur le bateau. (V.A.107) La syntaxique n’est pas en reste. La dimension langue et culture se dégage de certains énoncés produits par la narratrice, Salie. En effet, la langue maternelle de celle-ci est plus concrète en comparaison à la langue française qui est plus conceptuelle.
Chez Fatou Diome, le souci d’exprimer la réalité dans l’imaginaire africain ne va pas sans incidence syntaxique selon que l’on se réfère au code du français écrit. La personnification à laquelle recourt la narratrice confère au français écrit un dynamisme qui ne lui est pas familier : « Les phrases du réceptionniste dansaient dans ma tête. » (V.A. : 197) Là Il reste que la marginalité linguistique relève de l’incapacité de la langue française à disposer des mots aptes à restituer concrètement le réel. La narratrice déplore les limites des mots français en ces termes : « Des mots trop étroits pour porter les maux de l’exil ; des mots trop fragiles pour fendre le sarcophage que l’absence coule autour de moi : des mots trop limités pour servir de pont entre l’ici et ailleurs. Des mots donc, toujours employés à la place de mots absents, définitivement noyés à la source des larmes auxquelles ils donnent leur goût. (V.A. : 224-225) Par ailleurs, Fatou Diome multiplie les procédés d’enrichissement de la langue française.
II-Procédés d’enrichissement de la langue
Il se trouve des réalités propres à l’environnement socio-culturel de l’émetteur que la langue d’écriture ne peut exprimer avec exactitude. C’est ce qui explique le recours aux mots et expressions d’origine africaine. L’emploi des emprunts est une forme d’enrichissement de la langue française. En effet, la langue du texte s’éloigne de l’usage hexagonal selon que la narratrice Salie veut rendre compte des manières spécifiques à la tradition africaine de voir les choses. Persuadée que la langue de l’autre ne disposant pas des mots justes pour désigner les faits, la narratrice emprunte à sa langue maternelle des termes appropriés : « Il avait fait d’elle sa gnarelle, sa deuxième épouse. » (V.A. :144) ; « Elles respectent la téranga, l’hospitalité nationale. » (V.A. :149) ; « –Deugue, Deugue, vraiment, murmura Gnarelle, mon corps ne m’obéît plus. » (V.A. :153) . Par ailleurs, le roman multiplie les emprunts à la langue arabe. Dans le cas d’espèce, les lexiques et les expressions en arabe sont manifestes dans le discours de certains personnages :
« Youmam Babam, Allahou Akbar ! murmura-t-il, avant de s’en aller. » (VA152) ; « -Dieu l’a voulu, bihismilahi rakhmani rahimi, lâcha Wagane, essoufflé. » (C.A. : 278) En perdant la pureté de la langue française, la langue du texte gagne en pertinence. La version française de ces expressions en arabe ne réussirait pas à rendre compte du sens et de la teneur des phrases. De ce point de vue, il y a lieu de souligner que la marginalité linguistique n’est qu’une autre façon de revendiquer l’originalité.
Quoique marqués du sceau de l’africanité, les écrivains africains de la diaspora récusent l’étiquette discriminatoire de littérature francophone. Utilisant le français comme langue d’écriture, les romanciers se positionnent dans le champ littéraire français sans pour autant renier leurs origines africaines. La traversée littéraire par la romancière d’origine sénégalaise s’illustre par l’émigration qui constitue le motif narratif. Dans les romans, Le Ventre de l’Atlantique, les personnages principaux sont des migrants africains vers l’Europe. Fatou Diome enrichit la langue française ; l’autobiographie constitue l’arrière-plan du roman de la migration de Fatou Diome. Dans Le Ventre de l’Atlantique, la narratrice Salie résidant désormais en France maintient le lien ombilical avec son espace d’origine à travers les souvenirs de son enfance. Un autre procédé d’écriture est la mise en scène d’une narratrice écrivaine, Salie. L’activité d’écriture de Salie l’exclut des autres personnages féminins qui lui prêtent toutes sortes d’intention: « Depuis longtemps, elles me considèrent comme une feignante qui ne sait rien faire de ses dix doigts à part tourner les pages d’un livre ». (V.A. 17)
En clair, par la variation linguistique et les procédés d’enrichissement de la langue française, Fatou Diome effectue la traversée littéraire. L’écrivaine africaine devient une citoyenne du monde.
Références bibliographiques
Fatou Diome (2003) Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière.
Beth, Marpeau, E. (2007) Figures de style, in Expression française. Toutes les bases du français à portée de main, Paris. Librio
Par Taibé Marcel
Université de N’Gaoundéré
Rédaction