«Entre deux univers», l’étrangère dans le roman de Leila Slimani

Au Maghreb, la production littéraire féminine d’expression française est en émergence dans un contexte social et politique bien particulier surtout au cours de ces dernières années. De même, la voix des écrivaines s’est fait entendre parmi celles des hommes qui semblent dominer, pour de longues années, la scène littéraire. D’ailleurs, plusieurs romancières maghrébines ont été lauréates dans des concours littéraires à l’échelle nationale qu’internationale. Pour ce numéro spécial dédié à la femme maghrébine, j’ai voulu qu’on regarde ensemble droit aux yeux de l’écrivaine franco-marocaine Leila Slimani pour voir comment elle va nous dire « ANA-HIYA ». Elle a reçu le prestigieux prix Goncourt en novembre 2016 pour son deuxième roman Chanson douce (2016) et un an tout juste après en novembre 2017, elle a été nommée représentante personnelle d’Emmanuel Macron pour la francophonie à l’âge de 36 ans. Je vais essayer de me focaliser, dans ce présent article, sur son écriture romanesque et son aspect polyphonique à travers l’évocation de l’expérience de certaines femmes qu’elle a essayé de broder les portraits en s’inspirant des grands ressentis déclenchés devant tout ce qui se passe devant ses yeux. Il s’agit d’une écrivaine à multiples casquettes : journaliste, essayiste, ambassadrice, romancière avec un petit rôle en 2006 dans le film Wak up Morocco (Inhad ya Maghreb) de Narjess Nejjar au cinéma. Notre romancière avait à son actif trois romans dont le dernier Le pays des autres (2020) qui est le premier tome de l’histoire d’une famille racontée sur plusieurs générations déjà sorti en mars 2020 et qui a été primé, à son tour, par le Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro-Roman français 2020 et son premier roman un peu moins connu que les deux autres Dans le jardin de l’ogre (2014), mais pourtant récompensé par le prix littéraire de la Mamounia au Maroc en 2015. Le plus important dans cette distinction est que Leila Slimani était la première femme à en avoir depuis la création de ce prix. Son œuvre majeure aborde des sujets dérangeants mais propres à l’écriture maghrébine d’expression française par l’évocation courante et fréquente de la double appartenance mal vécue par certaines femmes et leur rapport à la société, aux préjugés, au corps et à elles-mêmes. Par ailleurs, le style de Leila Slimani la féministe littéraire auquel je m’intéresse sera abordé en lien avec le thème de la femme étrangère voire la femme « entre deux mondes ou deux univers » qu’elle en est déjà figure et que jouent aussi ses personnages féminins qui se confondent souvent avec la narratrice ou avec ses environnements restrictifs. Malgré la distance culturelle, sociologique, psychologique et fictionnelle, on relève considérablement d’innombrables traits en commun. Lors de son dernier passage dans La Grande Librairie avec François Busnel sur France 5 le mercredi 20 janvier 2021, elle a répondu à la question sur le choix du lieu dans Les parfums des fleurs la nuit (2020), son dernier essai récemment sorti où elle a passé une nuit blanche « confinée »dans un musée d’art à Venise qui s’appelle La Punta della Dogana, en évoquant l’importance de la double appartenance dans son expérience d’écriture et sa symbolique fructueuse et mystérieuse qui a alimenté son inspiration : […] Pour quelqu’un comme moi qui vient du Maroc qui est immigré, qui vient d’un monde qui est aussi un monde où la question de l’immigration, du départ, de la douane donc est une question complexe, douloureuse, très dure et qui m’a toujours habitée. Et puis, Venise est un lieu très particulier parce que c’est pour moi une sorte de confluence de l’Orient et de l’Occident (…) C’est le lieu où le monde arabe et le monde byzantin ont rencontré le monde chrétien […]je me suis sentie complètement perdue entre ces deux mondes là, entre ces deux univers, j’ai trouvé que c’était très fort ».
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D’après cette déclaration qui résume, en quelques sortes, la complexité de l’appartenance à deux univers à partir d’une expérience intime, personnelle et réelle, trois questions peuvent constituer les idées majeures de l’écriture romanesque chez Leila Slimani dans le cadre d’un jeu de miroir entre la romancière et ses personnages féminins : Comment les personnages féminins de Leila Slimani répondent-ils aux critères de la maghrébinité et de l’étrangère ? Le corps de la femme étrangère et l’écriture maghrébine : Quel rapport entretiennent-ils chez la romancière ? Est-ce que la rhétorique de l’appartenance à deux univers invite-t-elle à taxer une certaine catégorie de femmes différentes ou même déplorables ou pousse-t-elle à se révolter contre une société intolérante et dominée par les préjugés à l’encontre de cette catégorie de femmes qui sont en quête perpétuelle d’un équilibre à travers une identité double ou multiple sans jamais pouvoir l’atteindre surtout quand elles demeurent « étrangères » dans les deux mondes auxquels elles ont eu un (r)attachement et comment peut-on imaginer cette catégorie de femmes telles Adèle l’obsédée sexuelle de Dans le jardin de l’ogre ou Louise la nounou qui le complexe de la famille dans Chanson douce ou Mathilde et la petite Aicha de Le pays des autres lors d’une situation sanitaire comme celle de notre actualité ? L’œuvre littéraire de Leila Slimani pourrait être lue comme une part biographique ou une mise en récit d’une expérience intime surtout par rapport à la situation de la femme maghrébine que certains de ses personnages féminins représentent explicitement ou implicitement. Malgré le nom français que porte Adèle, l’héroïne du premier roman, le lecteur relève beaucoup de points en commun entre les deux parcours de l’héroïne du premier roman et celui de son écrivaine. Elle est bourgeoise, journaliste et a presque le même âge qu’elle pourtant, la romancière a osé présenter une femme libérée qui s’est protégée de toute différence avec les autres par l’institution du mariage, elle a cédé à des conquêtes voire à des exploits sexuels en brodant un portrait de femme en nuances car elle aime son mari mais elle n’aime pas « sa naïveté, qui la persécute, qui alourdit sa faute et la rend méprisable encore » (Dans le jardin de l’ogre, 2014).
Une expérience différente d’une femme atypique reflétant que Leila Slimani est dotée d’une intelligence stylistique qui s’appuie sur les intrigues choquantes, effrayantes, bouleversantes, violentes et brulantes tout en n’étant pas juste d’aspect social ou sociologique mais surtout d’aspect psychologique. Le portrait d’Adèle ou de Louise est aperçu descriptif d’un malaise intime, d’un sentiment persistant de cette douleur de ne jamais pouvoir être à l’aise dans son propre corps. Le personnage féminin hors-norme, atypique, étrange vu qu’elle représente la Maghrébine libérée et figure de l’« étrangère »,semble tiraillé entre les deux univers de l’intellectualité et de la sensualité, du mariage et de l’adultère, de la lucidité et de l’incapacité de contrôler son addiction sexuelle et c’est ainsi que l’erreur se reproduit sans cesse jusqu’au dégoût et jusqu’à l’autodestruction. Cette marque distinctive donne à l’histoire les traits d’une fiction psychologique basée sur le croisement des deux dimensions fictionnelle et personnelle qui révèle les interdits, les tabous, les points de suspensions et les interrogations emboitées où se réitère un combat permanent d’une femme à double appartenance qui essaie de briser les stéréotypes, la rigidité des traditions, l’accentuation des inégalités et qui ressent le mal d’habiter son corps comme une honte ou un espace de déception. Une idée qui se trouve dans Chanson Douce mais sous une autre optique à travers le portrait de la nounou Louise qui devient centrale et indispensable dans le foyer du jeune couple. Les activités corporelles de la nounou sont très bien décrites et sont principalement d’ordre ménager et éducatif. Un rapport de domination s’installe mais petit-à-petit, les rôles se renversent jusqu’à la dépendance mutuelle ou l’addiction ce qui va mener l’intrigue à un scénario d’horreur à la fin. La baby-sitter qui a instauré l’ordre au début, a semé le chaos à la fin ce qui convient à la définition donnée par la romancière dans la préface. La nounou éduque les enfants comme une mère seconde mais demeure étrangère. C’est le centre de toute la complexité du personnage de Louise dont le couple tiraillé entre la vie professionnelle et les exigences de la famille ne connait pas l’intimité et les galères et l’abandonne en toute indifférence malgré les efforts de vouloir faire un monde avec eux.
Un peu plus loin, on trouve Mathilde dans Le pays des autres qui est la « Gawriya » qui épouse un marocain et quitte l’Alsace pour vivre enfermée au fin fond du Maroc dans une ferme : « elle était étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres » un personnage qui donne une épaisseur psychologique à tout le roman avec une mention spéciale à Selma, la sœur marocaine éprise de liberté.
La littérature maghrébine féminine et féministe a interrogé cette question depuis son apparition. La misère, le corps féminin par rapport à l’esprit conservateur, l’immigration, la confrontation entre l’orient et l’occident, la violence sur plusieurs niveaux et la résistance à la reconstruction d’une identité de différence pèsent parfois lourdement sur la vie d’une femme peu importe son appartenance. Pour finir, il est important de dire que la représentation de la femme dans deux mondes contradictoires dans les romans de Leila Slimani vise à promouvoir non seulement l’idée des libertés des femmes dans la région du Maghreb généralement ou au Maroc particulièrement mais aussi et surtout l’idée de l’égalité homme-femme en faisant illustration souvent par des couples mixtes ou par des témoignages surtout à travers le genre de bande dessinée qu’elle adopté dans. Le parcours engagé de Leila Slimani au profit de la femme mérite notre fierté et intérêt en tant que femmes maghrébines. Il donne encore une piste de réflexion sur cette problématique de double appartenance en rapport avec la situation pandémique actuelle : il faut juste imaginer Louise seule et sans enfants à garder, Adèle renfermée avec son mari et enfant sans exploits sexuels ou Mathilde empêchée de revenir à son pays et entourée la haine de tous les côtés. Il faut les imaginer « confinées » pour comprendre le malheur accentué de cette catégorie de femmes obligées à affronter une destinée doublement tragique sans jamais comprendre leur intimité.
Par Hanen MAROUANI
Tunisienne résidente entre l’Italie et la France, Hanen Marouani est docteure en littératures françaises et francophones. Elle consacre ses recherches à la question du discours rapporté dans des contextes variés littéraires et sociaux. De même, elle s’intéresse dans ses recherches à la situation de la femme par rapport à l’énonciation comme affirmation ou effacement dans la société. Elle est auteure de quatre recueils de poésies et traductrice :
Tout ira bien …, Editions Le Lys Bleu, Paris 2021.
Vainement, je chante (recueil traduit de l’arabe au français par Hanen Marouani) Éditions L’Harmattan, Paris, 2020.
Le sourire mouillé de pleurs, L’Harmattan, Paris, 2020.
Le soleil de nuit, Alyssa édition & diffusion, Tunis, 2020.
Les Profondeurs de l’Invisible, Edilivre, Paris, 2019.
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.