Edwidge Danticat écrit la tourmente de l’artiste immigrant haïtien
Des écrivaines contemporaines font entendre leur voix et participent aux différents débats soulevés dans le monde littéraire de l’espace américano-caribéen. Ces sujets font l’objet de remises en question des conditions d’existence des communautés issues des sociétés colonisées. Ces femmes, militantes, s’expriment dans un processus de libération et de déconstruction des préjugés raciaux, sociaux et sexuels qu’elles subissent dans les sociétés caribéennes patriarcales. Parmi elles, l’écrivaine, autrice et productrice Edwidge Danticat née en Haïti en 1969 et installée aux Etats-Unis avec sa famille à l’âge de douze ans. Ayant la double nationalité, elle s’exprime dans des créations où se croisent les réalités haïtiennes et new-yorkaises et où elle porte un regard critique sur l’histoire et sur l’actualité du peuple haïtien. Elle se consacre à de nombreux projets sur l’art et la culture haïtienne, comme l’indique notamment son engagement auprès de la National Coalition for Haitian Rights, une organisation à but non lucratif qui cherche à promouvoir et à protéger les droits des Haïtiens résidant aux États-Unis. En 1998, son œuvre Breath, Eyes, Memory (Le Cri de l’oiseau rouge) a été choisie par l’animatrice de talk-show Oprah Winfrey pour son club de lecture télévisé. Après ce passage, Danticat gagne un lectorat plus large et un plus grand succès commercial. Elle publie en 2010 l’ouvrage Create dangerously, the immigrant artist at work, dont la version française, Créer dangereusement, l’artiste immigrant à l’œuvre, sort deux ans plus tard. Il s’agit d’une œuvre hybride, mêlant roman autobiographique, essai, témoignages, dans laquelle sont exposées les conditions difficiles de l’artiste haïtien qui fait face à la terreur, à la pression politique et à la corruption. La vie et la tourmente de l’artiste issu de la diaspora haïtienne aux Etats-Unis y sont aussi développées de façon plus intimiste puisque Danticat appartient à cette diaspora qui parle d’Haïti à partir d’une position de l’entre-deux marquée par un double rejet : par la communauté haïtienne et par la communauté new-yorkaise.

« Créer dangereusement, pour ceux qui lisent dangereusement. Voilà ce qu’a toujours signifié pour moi être écrivain. Ecrire c’est savoir que, même si vos mots peuvent paraître ordinaires, un jour, quelque part, quelqu’un peut risquer sa vie en les lisant » (p.21). Ces quelques mots de Danticat présentent l’écrivain-artiste en tant que raconteur d’histoire en situation d’oppression et dont la création est considérée comme dangereuse à partir du moment qu’il brise le silence et libère la parole militante qui dit la réalité. Et donc, son lecteur est non seulement exposé à ce supposé danger mais il devient aussi lui-même un danger puisque lire et écrire c’est désobéir à une directive. La directive dont il est question dans cette œuvre est celle du Président despote Francois « Papa Doc » Duvalier qui dirige Haïti de 1957 à sa mort en 1971. Sous sa violente dictature, des artistes, des écrivains, des journalistes subissent la répression et sont assassinés. Beaucoup, menacés de mort ainsi que leur famille, se sont exilés pour fuir le pays mais ils maintiennent un lien étroit avec Haïti et cela se vérifie dans leur création empreinte de nostalgie, de dénonciation et de messages d’espoir. Danticat n’a pas connu cette répression mais ses expériences et ses rencontres en Haïti, lors de ses déplacements, nourrissent sa volonté de contribuer à cette kyrielle d’œuvres engagées pour la liberté d’expression et d’opinion. Il est à noter que l’ouvrage de Danticat fait écho au discours d’Albert Camus. Le 10 décembre 1957, dans un discours à Stockholm à l’occasion de la cérémonie du prix Nobel, Camus s’interroge sur « l’engagement de l’artiste » et la possibilité de créer librement dans un contexte oppressif. Il dit : « tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps (…) créer aujourd’hui c’est créer dangereusement ». La tâche de l’écrivain est de se tenir au côté des opprimés, et de faire retentir leur souffrance. L’artiste est parmi les hommes, au service de la vérité et de la liberté. Danticat vient ainsi conforter ce discours sous deux formes. D’une part, son ouvrage regorge de témoignages et de portraits d’artistes et de militants haïtiens qui ont réellement existé. L’ouvrage commence, par exemple, par le récit d’un fait divers qui a marqué l’histoire d’Haïti : nous sommes en 1964, Marcel Numa et Louis Drouin sont exécutés d’une balle en pleine tête sur la place publique car ils dirigeaient le groupe d’opposant « Jeune Haïti » formé à New York pour faire tomber le pouvoir de Duvalier. Ils débarquent en Haïti pour faire une Guerilla mais ils sont capturés par l’armée. L’exécution rendue publique est un message d’intimidation de la part de Duvalier. D’ailleurs, jusqu’à ce jour des hommages leurs sont adressés en mémoire à leur résistance. D’autre part, Danticat s’inscrit elle-même dans la lignée d’artistes qui se donnent pour mission d’exprimer les tourmentes de leur temps : « Mais ce qui m’a toujours hantée et obsédée, c’est que j’ai essayé d’écrire des choses qui ont toujours hanté et obsédé ceux qui m’ont précédé » (p. 24). Avec son ouvrage à caractère autobiographique, elle se dit créer dangereusement car même si elle n’a pas vécu cette dictature en Haïti, en tant qu’exilée elle fait face au rejet de l’autre, de celui qui vit en Haïti et qui lui impose le silence.

Dans sa condition d’écrivaine appartenant à la diaspora haïtienne des Etats-Unis, Danticat véhicule l’idée selon laquelle l’artiste immigrant crée lui aussi dangereusement et est confrontée à une forme d’oppression. Sa création est celle de l’entre-deux mondes : celui du pays d’origine et celui du pays d’adoption. Il subit un déracinement identitaire dans le regard de l’autre, comme en témoigne Danticat : « Quand je dis « mon pays » à des haïtiens, ils pensent que je parle des Etats-Unis. Quand je dis « mon pays » à des Américains, ils pensent que c’est Haïti » (p. 67).
Danticat a fait l’objet de critiques virulentes de la part de la communauté haïtienne autochtone qui juge son œuvre opportuniste. Elle est accusée d’exploiter la culture haïtienne et ses événements marquants pour avoir du succès. Face à ces accusations déplorables, l’écrivaine fait part de son oppression : « Tourmentée par mon propre sentiment de culpabilité, j’ai souvent répondu sans grande conviction qu’en écrivant ce que j’écris, je n’exploite personne d’autre que moi-même.
Par ailleurs, quelle alternative y a-t-il pour moi, ou pour qui que ce soit, qui n’offenserait personne ? L’autocensure ? Le silence ? » (p. 47). Dans le texte de l’écrivain immigrant, l’obsession de décrire la réalité du pays d’origine se mêle à la culpabilité d’être parti vivre ailleurs. Sa création est redoutée parce qu’il n’est pas totalement en proie à cet ostracisme culturel et idéologique alimenté par les mœurs du pays et de ce fait les sujets tabous sont exposés plus librement, le poids de la censure est moins considérable. Cependant, il est rongé par la culpabilité que lui rappelle le manque de considération de l’Haïtien autochtone pour qui l’artiste immigrant est un lâche qui fuit son pays en pleins bouleversements tragiques. Par conséquent, il est réduit au silence dès qu’il s’agit de parler du pays et sa création est décrédibilisée en raison de son absence, comme en témoigne le rejet verbalisé à l’égard de Danticat de façon perpétuelle : « Qu’est-ce que tu en sais ? Tu vis ailleurs. Tu es une dyaspora » (p. 67). Le patriotisme viscéral des Haïtiens depuis l’indépendance explique leur refus de considérer la diaspora haïtienne comme leur compatriote. Toutefois, Danticat se défend d’être étrangère à son pays natal qu’elle n’a jamais réellement quitté et prône cette richesse culturelle et identitaire dont jouit l’immigrant qui incarne à lui seul la diversité, la tolérance et finalement l’ouverture au monde : « l’un des avantages d’être un immigrant, c’est que deux pays très différents sont forcés de se fondre en vous » (p. 136). L’artiste immigrant est finalement celui qui transmet le message optimiste et nécessaire de la multiplicité de l’être, de l’hybridation identitaire puisque, avec les flux mondiaux, le monde tend davantage à se métisser.
Ainsi, Edwidge Danticat démontre, à partir de son expérience, que la création de l’artiste immigrant est jugée dangereuse parce qu’elle transgresse les frontières et elle échappe aux tentatives de claustration de la part de celles et ceux qui ont tendance à territorialiser la culture et la création. Le message de Danticat est en concordance avec le monde actuel où le temps est à la reconnaissance du pluralisme des orientations culturelles, des formes de vie et des liens identitaires.
Par Clarissa Charles-Charlery
Docteure en littérature comparée, Université des Antilles
Rédaction