Du Harem au bar : renouvellement des espaces romanesques et intranquillité des femmes dans le roman de Sonia Chamkhi

Elles sortent quand elles veulent et vont où elles veulent ! C’est en ces termes que nous pouvons présenter le mouvement des personnages féminins dans la fiction romanesque de la littérature maghrébine du 21ème siècle. Inscrite dans une dynamique de changements et de remises en question des fondements sociaux politiques, celle-ci fait émerger des représentations et des interrogations nouvelles. C’est pourquoi, depuis les années 2000, de plus en plus d’écrivaines comme Bahaa Trabelsi, Maïssa Bey, Aïchetou Mint Ahmedou et Emna Belhadj Yahia rompent avec l’imaginaire autrefois dominant de la femme statique, recluses et exclusivement dévouées à sa famille. C’est dans ce sens que les activités de leurs protagonistes, leur statut social et leurs ambitions nous donnent à voir des personnages féminins en action qui, en phase avec les mutations de leurs environnements, brisent les codes archaïques entre l’espace intérieur réservé aux femmes et l’espace extérieur réservé aux hommes pour être acteurs d’une grande force d’action. Dans ce sens, les personnages féminins, longtemps exclus de l’espace publique et invisibilisés, dépassent la division séculaire entre l’espace du dehors réservé au masculin et l’espace du dedans réservé au féminin, pour aller vers d’autres directions et devenir des êtres en constante mobilité.
Les déambulations, les déplacements, l’immigration et les départs sont très présents dans les travaux de l’écrivaine tunisienne Sonia Chamkhi. Cinéaste de formation, auteure de plusieurs essais et de deux romans, Sonia Chamkhi participe à l’adaptation de nombreux longs métrages. En 2012, elle est à la fois actrice et réalisatrice du film documentaire Militantes qui retrace le climat des premières élections libres de la Tunisie post révolutionnaire et met en scène la mobilisation et l’engagement des femmes tunisiennes pour la construction d’une société démocratique. Son premier roman Leïla ou la femme de l’aube, publié en 2008 (prix Zoubeîda B’Chir de la création féminine et le prix Comar du premier roman), prend comme toile de fond la Tunisie contemporaine.
L’auteure raconte la vie presque ordinaire de Leïla, femme noire, universitaire, artiste, divorcée, qui ne cesse de s’interroger sur la liberté conditionnelle des femmes de son pays. Outre le personnage principal, le deuxième chapitre du roman marque l’entrée en scène de Nada, l’amie retrouvée. À l’instar de Leïla, Nada est une jeune femme indépendante qui, après un douloureux divorce, entend vivre sa vie en marge des convenances sociales jugées hypocrites. Les protagonistes s’inscrivent alors dans un mouvement de déplacement presque frénétique tout au long de la fiction. Un mouvement, qui peut à la fois se lire comme un signe de suffocation et d’intranquillité mais aussi comme une quête de territoire et une stratégie de résistance dans un pays en proie à ses multiples contradictions.
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Leïla ou la femme de l’aube présente des espaces emboîtés : la maison familiale, le nouvel appartement, les rues de Tunis, les bars et les cafés. L’incipit dépeint un appartement vide prenant forme progressivement. D’emblée, cet espace se teint d’une empreinte négative. À chaque fois que le narrateur focalise sur un détail de l’appartement, comme les cartons non déballés, les cafards qui se cachent dans les recoins et le vide autour, nous apprenons une information supplémentaire sur la protagoniste du récit. Comme le note Gaston Bachelard dans Poétique de l’espace (1957), l’espace n’est pas seulement un environnement simple, une géométrie creuse ou un contenant vide et inerte. Au contraire, l’espace est à lire dans son épaisseur comme un langage dynamique. Ainsi, dans un point de vue épistémologique, l’espace, véritable révélateur psychologique, permet ici de découvrir le délabrement émotionnel de Leïla qui, blottie contre le plancher de son nouvel appartement, se décrit, à son image, vide et vidée par ses propres « luttes » (p.39-40).
Au fil des lettres envoyées à son amant Iteb expatrié à Bruxelles, nous découvrons que l’installation dans ce nouvel appartement est le fruit de la déconstruction d’un espace antérieur ; la maison familiale que la jeune femme cherche à écarter. En effet, dans un va-et-vient entre le passé et le présent, la narratrice raconte l’histoire de son retour chez ses parents après son divorce. Elle souligne l’étroitesse de l’espace qui lui est attribué. Une chambre sans porte laissant pénétrer le regard hostile de ses sœurs et de sa mère. Celles-ci n’hésitent pas à juger ses allées et ses venues comme un signe de débauche tout en la rappelant à l’ordre. Leïla ne supporte plus la surveillance sous laquelle elle est placée. Elle ne supporte pas non plus le manque d’intimité. La maison familiale devient une sorte d’univers vorace et néfaste qui nourrit chez la protagoniste son envie d’être en perpétuel mouvement. C’est d’ailleurs pour cette raison que Leïla confesse dans l’une de ses missives à Iteb ne jamais vouloir s’approprier un espace. De ce fait, Leïla enchaîne les déménagements. Elle ne se limite pas à un simple changement d’habitat, elle change aussi de ville, de rue et ambitionne de changer de pays pour aller vivre en Europe.
D’ailleurs, son « errance » explique la quantité de lieux évoqués tout au long du roman : Bruxelles, Monastir, Zarzis, Borj Cédria, Chédly Kallala, Tunis, le Théâtre municipal, Sidi Bou Saïd. D’autre part, la jeune femme entretient un rapport complexe avec les rues de son pays. À pieds ou en voiture, seule ou accompagnée, Leïla épouse la route pour apaiser ses tourments. Mais, comme l’espace est marqué par le sceau de l’ambivalence dans ce roman, l’épanouissement de la marche et du déplacement cède toujours la place à l’intranquillité surtout lorsque l’hostilité de la ville rattrape la jeune femme. Cette dernière déplore le harcèlement de rue imposé à ses consœurs au quotidien. C’est pourquoi elle assure que l’espace extérieur, en dépit de son importance dans l’épanouissement psychique, demeure un espace prosaïque car il s’appréhende dans une grande tension. Empreint d’un sexisme intériorisé, il expose les femmes aux dangers des violences urbaines. C’est pourquoi, la nuit tombée, elles doivent rentrer « en courant ».
Avec son amie Nada, Leila fréquente régulièrement des lieux nommés le « Café vert », « l’Univers », « Café de Paris », « Café Sidi Béchir » ou encore « l’International ». Mais, dans un pays où, de toute évidence, les femmes investissent librement les rues, certains espaces demeurent pourtant totalement inégalitaires. Le bar est l’un de ces lieux régis par des règles tacites qui imposent aux femmes des frontières mentales à ne pas franchir. Communément proscrit à la gente féminine, traditionnellement considéré comme étant le sanctuaire des hommes, le bar est l’un des lieux de prédilection de Leïla et de son amie. En s’attardant sur la description du bar du centre de Tunis, la narratrice parle d’« hésitation » et d’« atmosphère pesante » (p. 118). Il faut noter que, même si le bar est un lieu public et censé être ouvert à tous, il demeure investi par une majorité masculine. Il est ainsi indéniable, que la présence peu commune des femmes perturbe l’ordre social et peut être considérée comme illégitime (surtout lorsqu’elles ne sont pas accompagnées d’hommes). C’est pourquoi la narratrice souligne que certains de ces lieux ne sont fréquentés que par des « femmes libérées ». Cette précision met l’accent sur la présence hors-normes de la gente féminine dans ces endroits qui, selon la pensée dominante, ne sont pas conçus pour des « femmes bien » (p.141). Celles qui désobéissent à ces codes sociaux-spatiaux doivent assumer ce que la narratrice, désigne dans le récit par « l’insolence » de leur posture. La transgression des « frontières » spatiales communes et la conquête de nouveaux espaces se font dans une sorte de malaise et d’inquiétude continue. La démarche du personnage est alors à lire comme un acte de résistance à la pensée normée et encore dominante. Les personnages féminins, ne se contentent pas seulement de quitter l’espace fermé où s’exerce le pouvoir de la domination masculin (pour Leila celui de la mère traditionnaliste et raciste, pour Nada celui du mari violent puis celui de l’amant manipulateur). Nada et Leïla affirment surtout vouloir reprendre possession de ce qui leur revenir de droit : la rue. Le rapport à l’espace devient alors une arme pour l’affirmation de soi. Incontestablement, les déplacements des personnages et les espaces de ce roman sont soumis à une domination masculine intériorisée. En dépit de leur apparente liberté de mouvement, les deux personnages féminins sont conscients que l’espace public « appartient » aux hommes et qu’elles évoluent dans un terrain à acquérir en permanence. Par conséquent, elles avancent sur le qui-vive et l’envie d’un plus grand départ s’impose à la fin du roman. Le projet de l’exiler nous renvoie au sentiment de suffocation décrit dans l’incipit. Les deux postures se rejoignent lorsque le personnage fait face aux limites de ses espaces et de ses mouvements. Leila réalise que le genre demeure, encore aujourd’hui, un facteur déterminant dans la structuration spatiale de son environnement. La rue perd sa qualité de refuge. Ainsi, Tunis (la ville ouverte) et la maison familiale (l’espace fermé), s’avèrent être topologiquement les mêmes. Les espaces comme les rues, les cafés et les bars sont encore porteur d’une liberté « sous restrictions » où les femmes sont presque des indésirables.
Directrice de La Rédaction
Imèn MOUSSA est docteure en littératures française et comparée, enseignante, cofondatrice des Rencontres Sauvages de la Poésie et membre de l’association Atlas pour la promotion de la traduction littéraire au Collège International Des Traducteurs Littéraires. Directrice de la publication pour Trait-d’Union Magazine, elle consacre ses recherches sur l’écriture des femmes dans le Maghreb contemporain. Sa passion pour l’art visuel, ses textes et ses voyages autour du monde sont autant d’invitations à une Humanité qu’elle qualifie d’« infrontiérisable ». C’est dans ce sens qu’elle collabore comme auteure et photographe dans plusieurs revues artistique en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique latine comme Débridé, Cavales, Lettres d’hivernage, Grito de Mujer, Souffles sahariens, L’Imagineur, Les embruns... Elle est l’auteure de l’essai Les représentations du féminin dans les œuvres de Maïssa BEY, publié aux Éditions Universitaires Européennes (2019) et d’un recueil de poésies Il fallait bien une racine ailleurs, paru aux éditions l’Harmattan (2020).