Trait-d'Union Magazine

DIVERSITÉ ET CRÉATIVITÉ LINGUISTIQUES EN ALGÉRIE: Les Chélifiens et leurs parlers

Deneg, karaâ, argaz, aslan, inchoufable,… autant de mots qui témoignent d’une situation linguistique des plus atypiques. Le jeune Chélifien est naturellement multilingue. Tout le prédispose à parler plus d’une langue même si, pour cela, il ne doit en maîtriser aucune !

Plus qu’un simple instrument de communication permettant aux membres d’une même communauté de se faire comprendre les uns des autres, la langue remplit avant tout une fonction identitaire. Il en est ainsi car c’est par la langue et elle seule qu’on peut exprimer clairement sa pensée, ses sentiments, son appartenance à tel ou tel groupe social, quoiqu’il existe d’autres moyens et codes non linguistiques à l’instar de la musique et de l’art pictural qui peuvent jouer le même rôle mais dont les usagers sont en nombre très limité. En outre, c’est la langue qui permet non seulement de nommer la réalité mais aussi de la créer. Il suffit de considérer les innombrables abstractions peuplant une langue donnée pour se rendre compte du pouvoir qu’a l’Homme d’agir sur le réel en faisant référence à ses croyances et à sa vision du monde. Quelle(s) langue(s) parlent les Chélifiens et quels sont les facteurs qui influent sur leurs choix linguistiques ? Signalons d’abord que la situation linguistique en Algérie est assez particulière. En effet, de par sa géographie et son Histoire, notre pays s’est enrichi, à travers les siècles, de plusieurs langues rarement choisies par la population. Le métissage social a eu comme effet immédiat et inévitable le brassage des différentes langues en contact si bien qu’aujourd’hui, l’Algérien est considéré par plusieurs sociolinguistes comme un excellent multilingue, abstraction faite du niveau de maîtrise de chacun des idiomes en question. Si nous prenons maintenant la région du Chelif comme échantillon en essayant d’observer et de décrire la réalité linguistique à travers les comportements langagiers des locuteurs, nous nous rendrons vite compte que le plurilinguisme est une constante, et que la société chélifienne a su créer, à travers les siècles, un langage particulier résultant des différents parlers en présence.

Le berbère local : une langue millénaire

L’ancienneté du peuplement berbère dans le Chelif est un fait historique avéré. Il suffit d’ailleurs d’analyser les appellations des villes et villages des régions, désignées en linguistique par le concept de toponymes, pour avoir la certitude que la langue berbère était bel et bien parlée par la population locale. Ce n’est que suite aux conquêtes musulmanes de l’Afrique du nord que l’arabe s’est imposée comme langue sacralisée en ce sens qu’elle véhicule le message divin. Aujourd’hui le berbère est toujours parlé et utilisé par des milliers de gens à Chlef. Nonobstant le nombre de berbérophones d’origine kabyle dont les parents et grands parents étaient venus s’y installer, pour certains à la fin du XIXème siècle, et la majorité au milieu du siècle précédent, les Chélifiens de souche, autrement dit les autochtones qui continuent d’utiliser « leur » berbère local quotidiennement au sein de leurs communautés respectives donnent un exemple édifiant de survie linguistique. En effet, ces derniers, en dépit de leur nombre limité et de l’aspect rudimentaire de leur parler, refusent de voir mourir un idiome qu’ils ont tété au sein maternel et qui représente un trésor mémoriel inaliénable. Géographiquement parlant, les berbérophones chélifiens habitent soit les hauteurs soit la côte. Il n’est pas question ici d’analyser ce fait en essayant de rattacher le lieu au comportement langagier, mais nous pouvons néanmoins avancer l’hypothèse selon laquelle plus la communauté est fermée sur elle-même, plus les risques de voir disparaître sa langue, sa culture et tout ce qui fait sa spécificité sociale sont minimes. Aussi, les habitants de Zeboudja, Benaïria, Beni Haoua, Breïa et Tachta sont-ils les seuls dans la région à avoir conservé cet héritage transmis oralement de génération en génération.

L’arabe classique : lettres et religion

En dépit du fait que la langue arabe classique n’est utilisée que rarement de façon spontanée par les locuteurs, elle constitue une référence linguistique incontournable dans la mesure où les Chélifiens, musulmans dans leur majorité, la sacralisent et y voient, par conséquent, un élément fondamental de leur identité. Cette langue, officielle de par son statut, est apprise à l’école dès la première année primaire. Toutes les matières, scientifiques soient-elles ou littéraires sont enseignées en arabe même si dans la plupart des cas, on a beaucoup plus recours au dialecte qu’a la langue normée. Les prêches religieux se font exclusivement dans un arabe châtié qui, malheureusement, n’est pas compris par tous les fidèles. Car, il faut dire que l’arabe classique est la langue des gens instruits. On ne peut pas y avoir accès si on n’a pas été à l’école ou si on n’a pas suivi un enseignement religieux traditionnel. Ainsi, les locuteurs Chélifiens l’utilisent- ils dans des situations formelles même si les jeunes, pour la plupart arabisés, alimentent de plus en plus leur parler quotidien en mots et expressions puisées directement dans cette langue. Il reste à dire qu’à Chlef, la littérature, l’Histoire et pas mal d’écrits relevant des sciences humaines ont pour véhicule, dans la plupart des cas, la langue d’El Moutanabi. On compte même dans la région des érudits en la matière et des grammairiens qui n’ont absolument rien à envier à ceux d’orient.

Le français : cette langue envahissante !

Pour paraphraser Safia Rahal, éminente linguiste algérienne, nous dirons que la langue française véhicule l’officialité sans être officielle. En effet, qu’il ait été à l’école ou non, qu’il soit grand ou petit, homme ou femme, cultivé ou non, le Chélifien emploie indéniablement du français dans son parler. Indépendamment du fait que cette langue soit celle du prestige et qu’elle renseigne sur une certaine origine sociale, il est bien admis que pour faire passer son message, fût-il le plus anodin, le locuteur chélifien, à l’instar de tous les Algériens, a besoin d’agrémenter ses propos de mots puisés dans la langue de Molière, en leur faisant subir, selon sa maîtrise de l’outil, toutes les altérations possibles jusqu’à en modifier complètement la prononciation. Le français est tellement ancré dans le paysage linguistique local que certains vocales se sont algérianisés sous l’effet des nombreuses transformations dont ils ne cessent de faire l’objet. Monsieur Jourdin faisait bien pendant quarante ans de la prose sans le savoir ; le Chélifien, lui, parle français tout en étant convaincu que c’est de l’arabe !

Une langue, ça ne me suffit pas !

A bien analyser les conversations quotidiennes des Chélifiens et plus particulièrement celles des jeunes, on est tenté d’affirmer qu’on a affaire à d’excellents polyglottes. Ils sont capables de passer d’une langue avec une autre avec une aisance déconcertante, empruntant à l’une un sujet, à la deuxième un verbe, et à une troisième tout le reste. Le procédé s’avère très fécond si bien que la créativité de ces jeunes leur fait forger des néologismes correspondant au contexte dans lequel ils se meuvent et qui dénotent on ne peut mieux leur capacité à jongler avec les mots. Le phénomène est certes mal vu par les puristes de tous bords : adorateurs de la langue du Coran qui n’admettent pas que cette dernière soit « entachée » de termes venus d’ailleurs, et amoureux du subjonctif qui, eux, défendent becs et ongles la norme telle que conçue et léguée par les académiciens du 17ème siècle ! Mais peut-on empêcher l’Histoire de suivre son cours naturel ? Avons-nous le droit de le faire ? Nombreux sont les penseurs et philosophes qui, armés de leur optimisme, considèrent le troisième millénaire comme étant celui de la diversité et du dialogue. En faisant appel dans leurs discours à des langues issues de différentes familles et véhiculant plus d’une culture, le jeune Chélifien ne contribue-t-il pas à sa façon, à la concrétisation de cette idée en privilégiant l’échange et la pluralité au détriment d’une vision unique et inique du monde ?

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Docteur en didactique du français langue étrangère et enseignent au département de langue française à l'Université Hassiba Benbouali de Chlef.

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