Trait-d'Union Magazine

« Dis-moi ton nom folie » de Lynda-Nawel TEBBANI : Thérapie de la fuite

Certains romans désarçonnent dès les premières lignes. L’histoire déroule son flot d’événements et nous happe dans une temporalité immédiate. Le film de l’existence pris dans son flux direct, ni plus, ni moins. Immersion à l’aveugle, force convaincante du procédé littéraire. Dès le début, l’ouvrage de Lynda-Nawel TEBBANI intrigue avec deux dédicaces en exergue, comme deux panneaux indicatifs : « à Maurice Blanchot », romancier et philosophe dont « la vie fut vouée à la littérature et au silence qui lui est propre » et à « Skander qui toujours accompagne le silence en le sublimant ». On l’aura compris, la lecture du roman au titre interpellant ne sera pas une villégiature ou un chemin des écoliers. Au mieux un jeu de pistes ou une course d’obstacles, au pire un jeu de Quiz sans réponses. Redoutable attrait de la littérature algérienne…

« On ne peut échapper au spectacle du bonheur ». Cette phrase s’impose en maxime inaugurale au personnage Skander el Ghaib dès sa lecture de la 1ère page de l’ouvrage « Le ressassement éternel » de Maurice Blanchot, juste avant de retomber dans le silence qui l’étreint et qu’il étreint de douleur. Dans quel univers déstabilisant sommes-nous invités à la lecture de ce roman ? La question trouve vite réponse quand on apprend que le personnage est entouré de grillage. L’enfermement dont semble être victime Skander explique en partie le choix de son silence. L’enquête littéraire ne fait que commencer. Dans la traque aux indices, une phrase-phare dont le personnage semble être convaincu : « Pourquoi parler quand le silence habite notre vie à vouloir nous effacer ? ». Le progressif effacement du personnage accompagné de son mutisme ressemble bientôt à une excuse ou un secret inavouable. Plus le monologue intérieur avance, parfois interrompu par Métronome, compagnon bienveillant du lieu, plus la perte de repères et d’identité se confirme. « Il a tout perdu jusqu’à son nom ». Il n’est plus que cet « errant… qui débarque de sa solitude ».  Les événements supposés chaotiques dans la vie de Skander se déroulent au gré de ses états d’âme malmenés par ses douleurs de grand brûlé. Il semble à la fois fuir sa réalité et rechercher la cause exacte de son drame par une accumulation d’indices. Dans ce tumulte, sa quête de repos ne peut aboutir. Mais peu à peu des pistes se précisent : « L’errance perpétuelle qui depuis Constantine l’a fait plonger dans la folie d’un asile ».  Le personnage, loin de se considérer comme fou, se sait victime de l’aliénation provoquée par l’asile où on l’a placé. Inversion des données, volontaire ou pas ? La confusion s’installe. Et des bribes de mémoire s’ajoutent au souvenir d’une explosion de train qui occasionna des brûlures intolérables. A travers ces émergences et ces méandres de mémoire reconstituée, comme les lambeaux de sa peau blessée, nous accompagnons le personnage dans sa douloureuse progression ou régression, la situation nous échappe, comme elle lui échappe. Dans ce rythme souvent surprenant où les temps d’apaisement sont rares, l’originalité et le talent de Lynda-Nawel TEBBANI s’expriment dans une écriture fluide et naturelle, bouleversante, car profondément humaine.

Entre récitatif bienfaisant en arabe de la Chahada partagé avec la femme de ménage pour supporter la souffrance des plaies et « chant andalou tlemcénien » qui vient prendre le relais, le récit substitue la prière et la musique aux mots qui ont cessé de soulager.

Parfois des phrases symboliques touchent au vif le lecteur : « Alors, avec mes pieds, j’ai écrit l’intemporel qui ne peut s’estimer… » ou « J’ai touché le sable et je me suis noyé dans mon rêve ». Présent insaisissable ou rêves qui accompagnent sa solitude ?

Avalé par les affres de son corps dévasté, Skander tente encore de survivre en restant attentif à sa petite musique intime. Ainsi à la question d’un de ses voisins de chambre d’hôpital : » Tu vivais au bord de la mer ? », il répond « Non, je vis au cœur de la terre ancestrale. Je suis un « Atlal » … Une ruine, un vestige ».

« Atlal » : par cette identification dans cette discipline poétique qui consiste à se tenir face aux ruines et à faire ressurgir ses souvenirs, l’auteur donne une portée symbolique à son personnage. Celui-ci devient le porte-parole de tous les individus meurtris par le passé, hantés par les ruines, celles des guerres et/ou de leurs combats intérieurs et dont le récit reste à écrire et écrire encore.

A coup de phrases énigmatiques formulées par Skander, des réalités du passé émergent mais qui veulent s’orienter vers un avenir meilleur : « le jeu est là, réinventer un monde à sa mesure quand plus rien ne nous permet de pouvoir le nommer ».

Amnésie et folie supposée se font la part belle dans cette histoire qui tente de se reconstruire comme un puzzle. Parfois, l’histoire oscille entre un long poème et une confession, peut-être les deux à la fois entrelacés en motif salutaire… vers un monde meilleur ou supposé tel, loin de cette souffrance physique épouvantable et de la démence engendrée comme planche de salut. Autre planche de survie, la présence constante de Maurice Blanchot par ouvrage interposé, comme un double, une voix en écho. A la question de Métronome à propos du livre de cet auteur : « ça parle de quoi ? », Skander répond :« De moi ». Le thème de la quête de soi, du « miroir », du double jalonne le récit, à la fois fil rouge et piège tendu.

Quelques phrases incarnent le récit de Skander : « On survit grâce aux souvenirs, mais quelquefois, c’est l’oubli qui nous sauve. ». Lynda-Nawel TEBBANI scrute dans le fond de la sensibilité extrême de son personnage et nous livre des phrases inoubliables, ainsi : « la dernière demeure se fait dans le contact charnel de la peau à la terre… ». Ou encore : « J’ai toujours préféré le tissu tendu de la tente éphémère des nomades du désert qui n’avaient voulu mettre de mur entre eux et l’éternité ».

La force de ce livre est son ton, évident et calme, dans cette tempête sous un crâne.

Au cours du roman, d’autres informations font jour, celle de l’exil de Skander et de son profond attachement à l’Algérie, ainsi que son internement depuis plusieurs années.

Lynda-Nawel TEBBANI: Romancière algérienne, Professeur Certifié de l’Ecole du Breuil (Paris). Docteure et chercheure en Lettres et musique andalouse. Ses travaux se consacrent à l’algérianité littéraire.

Skander s’est habitué aussi à sa solitude peuplée de l’observation de la nature et des animaux et des plantes dans le parc de l’hôpital. Un panorama réconfortant immédiat qui vaut tous les longs discours, un onguent parfait.

Sans révéler la fin absolument surprenante, on ne peut oublier le récit attachant de ce personnage en but avec sa mémoire, comme une traversée au cœur de l’humain et de la figure du double. Double en tant que valeur refuge et déni de soi. L’épilogue le confirmera.

La quête fascinante de Skander el Ghaib entraîne le lecteur vers des territoires à la fois inquiétants et aussi fragiles que les plaies qui couvrent son corps. Les voix de l’intérieur qui l’interrogent, comme « les murs qui lui parlent » ravivent ses souffrances. L’homme s’épuise à reconstituer son passé qui lui joue des tours. Les heures passées dans cet asile ne sont qu’un répit avant que la mémoire ne reprenne ses droits. Dans ce lieu d’enfermement, la poésie et la musique sont des espaces privilégiés de liberté, des échappées d’herbes folles et heureuses vers l’Art et la Beauté. Autant de messages subliminaux qui échappent à tous les barreaux du désespoir.

Les silences et l’oubli de Skander sont aussi des échappatoires temporaires aux frustrations passées qui participent de sa plaie brûlante, mais échappe-t-on finalement à son passé et à son destin ?…

Auteur

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Jacqueline Brenot est née à Alger où elle a vécu jusqu’en 1969. Après des études de Droit, de Lettres Modernes et de Philosophie, elle devient Professeur Certifié de Lettres en Lycées, Collèges et Formation Adultes du Greta à Paris et dans la région parisienne. Conceptrice et animatrices d’ateliers d’Écriture et de Théâtre et de projets nombreux autour de la Citoyenneté, Jumelage de villes, Francophonie. Plasticienne avec le groupe Lettriste d’Isidore Isou. Assistante de projets de l’Astrophysicien et Plasticien, feu Jean-Marc Philippe (www.keo.org). Auteure de nouvelles et poèmes inédits, elle a publié « La Dame du Chemin des Crêtes-Alger-Marseille-Tozeur» chez L’Harmattan en 2007,dans la collection « Graveurs de Mémoire ». Participe à des ouvrages collectifs, comme « Une enfance dans la guerre » et « À L’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance » chez les Éditions Bleu Autour. Des nouvelles et de la poésie à la « Revue du Chèvrefeuille étoilée ». Chroniqueuse à l’hebdomadaire Le Chélif depuis février 2018, a publié « Œuvres en partage » Tome I et II, présentés au SILA 2019 à Alger.

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