Descendre de l’Olympe : que peut apporter le Féminisme à l’Esthétique ?
Le féminisme a le potentiel de bouleverser notre rapport au monde de mille et une manières. Attardons-nous sur ses promesses dans le champ de l’esthétique.

Lorsqu’on évoque le féminisme, ce sont avant tout les images de lutte politique et sociale qui viennent à l’esprit, et cela à juste titre. Cela n’exclut cependant pas de prendre en compte un champ d’action et de réflexion plus large encore. Par exemple, l’un des domaines où la critique féministe a porté certaines de ses réflexions les plus prometteuses est celui de l’esthétique, remettant parfois en cause des principes vieux de plusieurs millénaires.
De la méfiance hellénique…
Lorsque les penseurs grecs de l’âge « classique » se sont intéressés à la valeur des arts, un air de suspicion s’était déjà glissé dans la conversation. En effet, les créations artistiques étaient accusées par certains de mettre en danger le règne de la raison qui, seule, pouvait guider les hommes vers leur plein épanouissement. Se laisser emporter par une tragédie, par un poème ou par toute forme de création artistique, c’était ouvrir la porte à ses passions et prendre le risque de se perdre dans leurs tourments. Bien entendu, cette attitude n’était pas la seule à prévaloir et, à la méfiance nuancée de Platon, on pouvait déjà opposer l’attitude plus ouverte, sur ce point, d’Aristote. Mais ce paradigme va persister à travers les âges et ne manquera pas de colorer de larges pans de la littérature consacrée à l’esthétique avant la lettre.
Quel rapport, cependant, entre ces querelles théoriques et la démarche féministe ? Cette interrogation est légitime, tant les enjeux évoqués plus haut semblent détachés de toute question plus concrètement liée à la condition de la femme à travers les âges et les lieux.
Ce lien est subtil mais réel : en effet, la raison et les passions ont peut-être l’apparence de concepts impartiaux, mais la réalité de leur usage est loin d’une telle neutralité. En effet, la raison a trop souvent été vue comme l’apanage de la gent masculine, qui elle seule serait à même de dompter ses émotions, de faire triompher l’ordre né de son esprit, à l’inverse d’un monde féminin supposément en proie à ses ardeurs, incapable de s’élever au-delà d’un chaos primordial dont il faudrait se prémunir et qu’il serait bon de tenir à distance.
Ces préjugés expliquent en partie la méfiance à l’égard des sens, surtout lorsque leurs actions s’accordent au féminin. Ce malaise perdurera pendant des siècles durant lesquels beaucoup, à la suite d’Augustin d’Hippone notamment, persisteront à voir dans la beauté du monde, immédiatement perceptible et saisissable, une ombre fuyante, une pâle copie de la beauté réelle, nécessairement détachée des sens.
Dans un contexte où le monothéisme triomphe en Afrique du Nord comme à travers tout le bassin méditerranéen, cette élévation ne semble alors atteignable que par la salvation spirituelle. On retrouve ici les contours d’une démarche intellectuelle familière : maintenir le monde matériel et potentiellement sensuel à bonne distance afin d’accéder aux sphères les plus élevées. Dans ce contexte, la femme, vue comme une source potentielle de tentation, ne pouvait qu’être marginalisée.
… au détachement des Lumières
Cette attitude persistera sous de nouvelles formes, même lorsque les révolutions techniques et intellectuelles de la Modernité viendront transformer radicalement le rapport que nous entretenons avec le monde en général et les arts en particulier.
Ainsi, les philosophes se penchant sur la question de l’esthétique, désormais moins préoccupés par une vigilance théologique, ont néanmoins eu tendance à poser comme condition sine qua non d’un jugement esthétique pertinent qu’il soit désintéressé. Là encore, on retrouve la crainte implicite de se laisser emporter par ses préférences personnelles, par des goûts qui n’auraient pas préalablement été justifiés au moyen d’un raisonnement impeccable.
Cette nécessaire distanciation, bien qu’en tension permanente avec l’empirisme si influent dans le domaine esthétique, amène encore une fois à privilégier un rapport froid, maîtrisé, « masculin » aux œuvres d’art, quand bien même celles-ci pourraient appeler des grilles de lecture différentes. Dans le même ordre d’idée, si la femme n’est plus une source de damnation potentielle (la beauté féminine est au contraire perçue comme l’une des sources fondamentales du sens esthétique), elle n’est cependant pas vue comme une appréciatrice d’art au même titre que l’homme. En somme, elle demeure un objet davantage qu’un sujet de jugement esthétique.
Le potentiel du regard féministe en art
C’est là qu’intervient le discours féministe : d’abord, en rappelant que les femmes sont, elles aussi, porteuses d’opinions artistiques et créatrices à part entière. Ensuite, en remettant les sens au cœur de notre appréciation des arts, ouvrant ainsi les portes d’un monde nouveau. Il ne s’agit pas, en effet, de nier les qualités des approches classiques de l’art que nous avons évoquées précédemment, mais plutôt d’y ajouter un nouveau champ de possibilités, y compris en remettant en cause certains axiomes à l’évidence dépassés.
Nul besoin aujourd’hui d’arguer en faveur de la pertinence des jugements esthétiques émis par les femmes : aucune argumentation sérieuse ne pourrait nier la capacité des femmes à porter un regard tout aussi tranchant que celui des meilleurs critiques masculins. Mais la remise en cause féministe des canons traditionnels de l’art a le potentiel d’aller bien au-delà. En remettant le corps humain au cœur de notre monde, en affirmant avec une vigueur singulière l’inexistence de perspectives entièrement objectives en art, éthérées et coupées des sens par lesquels nous construisons notre perception de l’univers, la lecture féministe des arts est un puissant moyen d’enrichir la critique esthétique, de la confronter à ses limites et, peut-être, de lui permettre de les surmonter.
Ce changement de paradigme n’est pas non plus limité au domaine créatif : en réinvestissant l’art, la présence féminine attire notre attention sur les injustices sociales qui ont trop souvent empêché les femmes d’exprimer leur plein potentiel, au point de donner des traits exclusivement masculins à la figure du génie si prégnante dans nos imaginaires et de façonner un monde des arts qui, pendant longtemps et jusque dans ses périodes les plus rebelles, ne donnait à la femme qu’un rôle secondaire dans les domaines critiques et créatifs. Lutter contre ce déséquilibre, c’est magnifier le potentiel des arts, et c’est aussi ouvrir la voie à une série de combats encore plus vastes. Tous ont en commun la nécessité de faire reculer les injustices infligées à la moitié féminine de l’humanité.
Crédit Photo Lynda Belbachir
Mohamed Abdallah
Né en 1997, Mohamed Abdallah est l’auteur de quatre romans : Le Vent a dit son Nom (Éd. APIC, 2021), Aux portes de Cirta (Éd. Casbah, 2019), Souvenez-vous de nos sœurs de la Soummam (Éd. Anep, 2018) et Entre l’Algérie et la France, il n’y a qu’une seule page (Éd. Necib, 2017).