Le sel de tous les oublis de Yasmina Khadra
« Si ton monde te déçoit sache
Qu’il y en a d’autres dans la vie
Sèche la mer et marche
Sur le sel de tous les oublis… »

Délit de certitudes et quête de savoir
« Si la rose savait que sa grâce et sa beauté la conduisent droit dans un vase, elle serait la première à se trancher la gorge avec sa propre épine. Mais elle l’ignore, et c’est dans cette poche d’ombre qu’elle puise la sève de sa survivance ». Ainsi commence un des romans fameux de Yasmina Khadra, ainsi pourrait débutait la plupart de ses ouvrages. Poésie et philosophie y font bon ménage. Dans ce nouvel opus, trentième roman qui a marqué la rentrée littéraire de septembre, le personnage d’Adem Naït-Gacem brisé par l’abandon et la tromperie de Dalal son épouse, quitte le village où il exerce son métier d’instituteur et part vagabonder, espérant survivre à l’infamie. La première étape transgressive franchie, la quête de sens peut commencer. Peut-on échapper à son destin en croyant le déserter ? Quel que soit le chemin emprunté, nos valises lestées de nos entraves nous accompagnent implacablement. L’émergence de débats improvisés au hasard des rencontres apportera-t-elle des réponses ?
L’épouse dissidente et fugueuse, « le talon d’Achille » de l’époux, a provoqué la sidération, puis le départ du mari. Le paradis conjugal déserté d’un seul coup d’un seul ! Rupture et changement de cap. Le récit réserve bien des surprises qui vont accélérer, de Charybde en Scylla, la chute ou l’affranchissement du personnage. Une énième vision pessimiste de la vie ou un livre de la Sagesse à rebours ?… Dans ce cataclysme privé, l’équilibre du monde semble altéré. « Comme un vent qui s’arrête subitement de souffler dans les arbres ».
Ainsi débute cette histoire conjugale en mode conte philosophique. Cette double fuite est cryptée, elle ne peut qu’être semée d’embûches et de rencontres improbables. A quelques nuances près plus glorieuses : tel l’ « Ulysse » homérique quittant son palais et son épouse pour un périple téméraire ou un « Don quichotte » obsédé par ses moulins à vent, Adem Naït-Gacem refermant les portes sur son passé, va se confronter à l’errance et surtout aux maux de la société qui jusque-là l’avaient épargné.
Double peine pour le fuyard : après l’infidélité de l’épouse, sa survie dans monde abrasif en contact direct avec les cabossés de l’existence.
Avant d’entamer cette fuite éperdue, Adem s’interroge : « On est quoi sur cette terre ?… Des cibles en carton ? ». Rupture annoncée avec l’engeance humaine. Même les arguments bienveillants de son directeur d’école ne le retiendront pas. Encore une question d’honneur bafoué ?!… Dans ses errements à travers les maquis, le désespoir est à son comble. Il a esquivé les causes réelles du départ de sa femme, mais les fantômes de sa jeunesse le rattrapent : « C’était un beau jour de mai de l’année 1963… à Blida ». Les souvenirs, souvenirs… twistent dans sa tête.
Après le coup de foudre pour Dalal, celle-ci lui a « appris, à lui l’enfant d’une bourgade sinistrée des Hauts plateaux, à regarder le monde avec des yeux « modernes » ». La lucidité en forme de mauvaise conscience le rattrape. Le temps du bonheur et de tous les possibles lui aurait-il échappé ? Et derrière cette échappée heureuse à la date symbolique de mai 1963, peut-être d’autres messages plus symboliques, tapis sous l’image très couleurs sixties.
A travers l’évocation poétique des vergers de la Mitidja, le lecteur appréciera l’hommage sensible du narrateur à la célèbre « Ville des Roses » devenue la « Sultane languissante ». Chez Yasmina Khadra, la poésie cohabite avec le drame, mieux, elle l’enlumine.
Flash-backs précis d’Histoire et du présent, se donnent la main sur sa route comme des petits cailloux de scout éclaireur. Des rencontres plus ou moins sympathiques agrémentent sa fuite en avant et bousculent ses certitudes.
« Tu es au bout du rouleau, mon gars. Il n’y a rien pour toi en ce monde, à part le mépris et la haine. » lancera un malheureux déguenillé à la face d’Adem, ou peut-être « le Malin » comme le nomme celui-ci. La cohabitation avec lui-même ne le ménage pas. Elle endommage son image, pire elle renforce le doute et l’ampleur de sa solitude. Cette introspection par personnage interposé, souvent celui de Mika le nain, fonctionne à merveille dans ce cheminement.
Celle du vieux joueur de luth égrènera de ses refrains réconfortants les chemins escarpés d’Adem. Refrains repris plus tard par un aveugle, puis plus tard encore, par « un troubadour flanqué d’un joueur de flûte » et ainsi jusqu’à la fin du récit.
La musique adoucit les mœurs et fait circuler les paroles évidentes et salutaires.
Adem, qui « n’arrive plus à se supporter » lui-même, devra subir à travers le destin de ces « naufragés de l’Histoire » plus qu’il ne l’aurait fait auprès de son épouse. L’apprentissage du monde ne peut se dispenser de la douleur des autres. Il s’y coltine enfin. Une fois les censures et les filtres arrachés par le vent des évènements, la parole se libère.
De fil en aiguille de conteur, Adem accidenté se retrouve sur un lit d’hôpital au milieu d’« éclopés », somme toute dans « un camp de dingues ». L’asile psychiatrique se révèle avec ses barreaux et ses interdits le lieu de tous les dangers. Les individus enfermés y deviennent plus nuisibles qu’avant leur internement.
Dans ses déambulations, le personnage a fui son domicile et ses responsabilités d’enseignant pour se confronter à travers d’autres drames au chaos du monde.
Quelques rencontres providentielles, comme le nain Mika, railleur mais bienfaiteur, doté d’une sagesse empirique, l’oblige à s’interroger sur ses choix de vie, à y glaner des réponses, comme « on est toujours le nain de quelqu’un ». Le duo s’observe, puis se raconte à bâtons rompus. Conversations réalistes qui oscillent entre philosophie de comptoir et constats impitoyables.
Entre deux péripéties commentées par ce nain empathique, d’autres rencontres comme le géant qui chante « Alouette gentille alouette » et parle aux oiseaux avec respect, un peu à la façon d’un certain Augustin l’Africain. Même le garçon qui apporte à Adem de la soupe et de la galette, alors que ce dernier ne vit plus que de maraudages, lui rappelle son propre regard d’enfant. Le personnage réajuste sa lorgnette sur le monde, sur ses référentiels, donc sur lui-même. Sa perception des individus évolue à coup de rencontres singulières.
En fait, chaque personnage croisé devient un facilitateur d’échange avec ce monde discordant, un relais dans sa quête de compréhension.
La douleur de l’abandon estompée, son esprit randonne à travers les questionnements des autres, sans aucun temps mort, parfois en état de survie, entre remise en cause cinglante et actes de bienveillance, sorte de maelström raccourci de l’existence-même.
Laissons au lecteur le plaisir de la découverte dans cette fabuleuse galerie de portraits et de conceptions antagonistes, entre rupture et retrouvailles avec l’Autre qui s’appelle nous-même.
Dans toute crise personnelle, souffrance et créativité cohabitent pour le meilleur ou/et pour le pire. Dans ce laboratoire d’analyses improvisées sur la place de chacun en ce monde, de pérégrinations hasardeuses, les épreuves sont souvent salées, parfois licencieuses, mais la saveur plus relevée et le roman profond et lumineux.
« Si ton monde te déçoit sache
Qu’il y en a d’autres dans la vie
Sèche la mer et marche
Sur le sel de tous les oublis… »
Ainsi ce poème déclamé au début de ce naufrage personnel par un joueur de luth, repris plus tard par un aveugle, accompagne le récit et semble porter les espoirs de renouveau d’Adem, après que la fatalité l’eût testé.
Alternance de noirceur et d’humanité poussée à l’extrême jusqu’à la poésie brute qui transpire de ces rencontres providentielles et densifie l’intrigue.
« Dieu que la guerre est belle ! » écrivait par cynisme et outrance verbale le poète Apollinaire blessé au plus profond de sa chair par la boucherie mondiale de 14-18. Que l’épreuve personnelle, surtout dans le domaine de la possession, rend lucide !…
Cette histoire tient du conte par les mises à l’épreuve et les forces de survie d’Adem, mais aussi du lot quotidien de chacun qui renonce à affronter la-les vérité(s) en face, quitte à s’y brûler plus tard.
Le contexte postindépendance de 1963, libéré du colonialisme, ajoute par allusions une mise en perspective d’événements historiques. « La guerre est finie. Tu peux parler. On est entre rescapés. », insiste Mika auprès du forestier qui regrettera ensuite d’en avoir trop dit.
Plus tard, l’évocation d’Ahmed Ben Bella par l’initiative de Mekki, ouvrier agricole, d’écrire à la présidence de la République une réclamation de défense de ses terres ancestrales et de dénonciation d’abus de pouvoir d’un commissaire politique de la wilaya, estampille l’époque.
On retrouve ici, comme dans tous les romans de Yasmina Khadra, les empreintes de l’humaine condition dans ce qu’elles ont d’incertain, de pire, de meilleur. Mais aussi en filigrane, par des phrases cinglantes, sans concession, une satire sombre du refus d’affronter le Passé avec les fantômes multiples de la guerre.
Dans un des conseils donnés par son oncle analphabète, un adage : « Si tu arrives à trouver du sens à ton malheur, tu mettras tes démons à genoux ».
Dans cette vision de la vie à contre courant, le départ de l’épouse infidèle ne rend-il pas service à l’homme qui bien qu’investi dans sa vocation d’enseignant, ne s’est pas interrogé sur lui-même et les incohérences de la société. Ce qui l’oblige de changer de modèle de vie et de quitter le dogmatisme de sa pensée sclérosée ?
N’y a-t-il pas au cœur des échanges des personnages, une remise en cause des notions figées sur la place de la femme, mais aussi du bien et du mal, par conséquence une prise en compte de la dysharmonie, plus salutaire qu’il n’y paraît ?
Dans cette Odyssée du mari trompé, au lecteur de se faire une opinion sur ce bouleversement personnel et ses effets. Parmi d’autres, gardons sous le coude, cette phrase d’Adem, amorce de son changement : « Il m’en a fallu du temps et des chemins, pour me rendre compte que la femme n’est pas un bien, mais un être à part entière. »
Dans ces causes contestables à effets en chaîne, « Le sel de tous les oublis » qui remonte à la surface, initie-t-il et cristallise-t-il un nouveau cercle vertueux qui améliore l’existence de l’homme ?
Dans le champ immense des savoirs, maintenir le questionnement tous azimuts, réfuter ses certitudes, ne rien prendre pour acquis, dépasser les apparences pour aborder les réalités et accéder à d’autres vérités, tel semblent les nouveaux principes salutaires d’émancipation et d’implication d’Adem.
Une éclaircie, un message, au cœur des mirages ?!…
Par Jacqueline BRENOT
« Le sel de tous les oublis » Yasmina Khadra Julliard -Août 2020 Casbah Editions 2020
Adaptés au cinéma, au théâtre et en bandes dessinées en Amérique latine, en Afrique, en Europe, les ouvrages de Yasmina Khadra, nom de plume de Mohammed Moulessehoul, sont traduits en une cinquantaine de langues.
Jacqueline Brenot
Jacqueline Brenot est née à Alger où elle a vécu jusqu’en 1969. Après des études de Droit, de Lettres Modernes et de Philosophie, elle devient Professeur Certifié de Lettres en Lycées, Collèges et Formation Adultes du Greta à Paris et dans la région parisienne. Conceptrice et animatrices d’ateliers d’Écriture et de Théâtre et de projets nombreux autour de la Citoyenneté, Jumelage de villes, Francophonie. Plasticienne avec le groupe Lettriste d’Isidore Isou. Assistante de projets de l’Astrophysicien et Plasticien, feu Jean-Marc Philippe (www.keo.org). Auteure de nouvelles et poèmes inédits, elle a publié « La Dame du Chemin des Crêtes-Alger-Marseille-Tozeur» chez L’Harmattan en 2007,dans la collection « Graveurs de Mémoire ». Participe à des ouvrages collectifs, comme « Une enfance dans la guerre » et « À L’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance » chez les Éditions Bleu Autour. Des nouvelles et de la poésie à la « Revue du Chèvrefeuille étoilée ». Chroniqueuse à l’hebdomadaire Le Chélif depuis février 2018, a publié « Œuvres en partage » Tome I et II, présentés au SILA 2019 à Alger.