De la négation de l’Autre à la subversion de l’ordre dominant en post-colonie : Charline EFFAH
La fiction de Charline Effah, aux contours autobiographiques certains, questionne à l’arrière-plan, la centralité de la figure mâle dominant, Père. Personnage pourtant secondaire, mais dont les contours psychologiques en révèlent l’image d’un protagoniste central, par les silences des non-formulations qu’il impose ; par des pudeurs et remords qu’il suscite ; par les dénis et solitudes que la seule évocation de son absence draine et voile brutalement les personnages féminins dans les marges comme en témoigne ce passage : « Dans cette maison, le Père rentrait toujours tard… Certains soirs, je l’entendais quand-même depuis ma chambre, quand de sa voix rocailleuse, il rompait le silence des lieux pour ordonner, sommer, proscrire, dicter, trancher et faire des réflexions atrabilaires sur cette société dépravée ou les pantalons ne couvrent plus les fesses et les jupes rétréciront bientôt jusqu’au nombril », (Effah, C. N’être, p. 20).

En cela, N’être se révèle une fiction où s’exerce l’ascendance du Centre, incarné par le mâle sur la périphérie représentée par Lucinda Bidzo, l’héroïne du roman et Medza, sa génitrice et épouse de Père, un personnage « de pouvoir, [et] ex-meilleur ami du président de la République », (p.19). Imbu de cette position sociale, les femmes qui le côtoient semblent toutes écrasées par ses allures et diverses privations auxquelles elles doivent faire face : le vide affectif qui orne le quotidien de l’héroïne ; le déni du droit à l’affiliation dont elle souffre au prétexte « qu’elle est l’enfant de l’adultère » ; la résignation de Medza, cette épouse murée à jamais dans un silence pesant et nourri par un vague sentimental. Ces deux femmes doivent souvent endurer l’emprise de l’indifférence de Père sans rechigner. Lucinda Bidzo étant le fruit des amours coupables entre Medza et Ondo, cet amant téméraire qui a osé imposer l’affront à Père. Or, le déshonneur dans cette famille se révèle ennuyeux pour la notoriété et la réputation sociale de Père. En effet, l’aversion dont il témoigne à l’adolescente contraint l’épouse à confiner l’enfant dans une « chambre de bonne » jouxtant la « maison rouge », la demeure familiale et lieu de pouvoir de Père. Car, Père est une des figures qui ne tolèrent que rarement des écarts déshonorants. Élisant le registre du tragique, Charline Effah n’inscrit pas seulement les laideurs subies par les faibles de la marge, elle dévoile tout autant les limites qui entourent les relations de pouvoir entre dominants et dominés ; entre centre et périphérie. Les pudeurs qui s’y expriment par l’art de la litote, les mutismes qui se révèlent à travers les euphémismes, les antithèses qui structurent le récit, à commencer par le titre du roman, participent à plusieurs titres à des formes de négation de l’Autre. C’est toute la charge sémantique du titre du roman, N’être, qui s’y trouve dévoilée dans une sorte d’oxymore : l’advenue dans l’effacement de la présence par la négation, être dans l’absence, la naissance dans la réfutation de l’être-né, non sans connoter le modèle politique en vigueur dans les post-colonies africaines. En effet, à Nlam, pays imaginaire situé en Afrique où se situe la trame du récit, la figure de Père régentée au sein de la cellule familiale devient une métaphore banale pour désigner le Prince, le dictateur dans sa relation avec l’Autre de la périphérie. Aussi, voit-on la narratrice s’essayer à une psychanalyse du Père, à la lumière d’un Kafka [1], pour demander des comptes à l’absolu, à l’autoritarisme, par la mise en scène de l’omniprésence d’un mâle dominant, par le dévoilement détaillé de son altérité affirmée. La narratrice rend irréalisable l’hypothèse d’un face-à-face dialogique fécond avec Père : « Père tranchait tout… ». Etant symboliquement l’incarnation du centre du pouvoir, l’alpha et l’oméga dans l’espace qu’il régit et contrôle, l’enjeu d’une telle motivation primitive demeure la volonté de puissance. Du reste, l’énumération des verbes d’action, « ordonner, sommer, proscrire, dicter, trancher et faire » cités dans l’extrait plus haut, au-delà de reconfigurer l’espace familiale, met en scène le charisme acéré d’un personnage au rôle pourtant secondaire mais présentant des contours psychologiques d’héros de premier plan, justement, pour mieux répercuter son autorité incontestée ; au regard du choix et de la solennité d’un répertoire verbal renvoyant à la sémiotique de la force, la domination, la puissance, la peur, la négation de la marge. D’où des conduites de ruse qu’adoptent ceux de la périphérie pour s’extraire par la subversion de la tyrannie du centre dominant.
De la négation de la marge à la subversion de l’autorité du centre
Si père, personnage au charisme typé échoue dans son rôle d’époux aimant, loyale et compréhensif, il manque aussi à son devoir de créature attentionnée et affective pour sa progéniture. Les parcours chaotiques des personnages périphériques révélant précisément leur malaise : « Je n’avais jamais vu mes parents rirent ensemble, mais à en juger par des grossesses qui se succédaient… », (p. 28). La dénonciation des gestations permanentes qui sont la métaphore d’une prison dont l’épouse Medza ne peut se défaire des chaînes ; elle est rabaissée à l’état d’objet de plaisir, que le mâle peut aisément exploiter pour ensuite abandonner dans la spirale de la tristesse et des pleurs : « Et le Père […] Cet homme qui t’a brisé le cœur. Tellement brisé que je l’ai vu tout de suite dans ton regard mutilé par les larmes », (p. 104). La relégation des personnages féminins et périphérie et réduits à une forme de non-existence, répercute en creux leur perte, par le recours à des métaphores de désintégration physique inscrite dans la fiction par des références à des larves rongeuses et dévastatrices. Père est comparé à « [ces]ver(s) de terre, [qui] rongent, décomposent et corrompent jusqu’à la moelle l’os de la dignité », (p. 109). Élisant le registre du tragique, Effah n’inscrit pas seulement les souffrances subies par les femmes à la périphérie et orchestrées par une autorité mâle brutale, elle dévoile tout autant les limites qui entourent les relations de pouvoir et d’autorité dans la proximité dominants-dominés, centre-périphérie. Cette autorité dédaigneuse de la « négociation »[2] au sens politique où Homi Bhabha l’entend dans son « Commitment to theory », (1988, p.18- 44), fait que l’héroïne se résout à rompre les mailles du filet avec « la maison rouge » la demeure de Père, synonyme de rupture avec le cordon ombilicale, par le voyage en Europe : « Je rompis avec ton histoire, Medza, un matin où je te vis, fatiguée et abattue… marcher d’un pas hésitant… avec la machine singer… », (p. 29). La remise en question de cette autorité dominante passe donc par la brisure des images de persécution métaphorisée par la « maison de pierres rouges et froides », (p.17). Père sera en effet accusé de détournement de fonds destinés à alimenter les caisses du parti au pouvoir : « Un jour, des gens sont venus. Ils ont dit que le nom du Père était sur une liste noire, qu’il avait détourné l’argent de son parti politique pour payer les salaires de La Speiv », (p.144). Une médisance en réalité sans fondements, mais que son épouse, Medza, finira par assumer en guise de vengeance par des affirmations diffamantes à l’endroit de Père, avec « Une jouissance perverse derrière la douleur » (p. 115). C’est tout le sens de l’insoumission de ceux de la marge. Père devient un personnage tragique, comme le héros romantique, poussé vers sa propre perte par la démesure. À la fois époux indigne et géniteur sans amour, il mourra écroué et loin des siens.
[1] Dans sa Lettre au Père, (1919), Kafka classe les détenteurs de cette forme d’autorité dégradée dans l’ordre des tyrans déchus de l’histoire, du fait qu’ils se détournent de la raison pour satisfaire à leurs propres caprices souvent irrationnels.
[2 ]« […] by negotiation I attempt to draw attention to the structure or iteration which informs political movements ». Notre traduction : « Par voie de négociation, j’essaie d’attirer l’attention sur la structure ou l’itération qui informe les mouvements du débat politique »
Par Jean-Stanislas WAMBA
Docteur en Langue et Littérature Françaises, de l’Université Paris – Est. Chercheur au Département de Langues, Littératures et Communication Appliquées, (DELCA), de l’Institut de Recherche en Sciences Humaines– CENAREST, Libreville, Gabon. Il est Titulaire d’un Diplôme d’Études Approfondies, en Littérature, Sociétés et Multicultures et d’un Master Professionnel 2, en Management des Organisations, Conduite des Innovations Technologiques et Sociales de l’Université Jules VERNE, d’Amiens – France. Chercheur au Département de Langues, Littératures et Communication Appliquées, (DELCA), de l’Institut de Recherche en Sciences Humaines– CENAREST, Libreville, Gabon.
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