DE LA DIVERSITE LINGUISTIQUE EN ALGERIE

Depuis la nuit des temps, le territoire algérien a été une zone d’influence et de colonisation, partielle ou totale, qui a vu passer les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Vandales et les Byzantins. Il y eut ensuite la conquête arabe puis ottomane et, en parallèle, des incursions espagnoles avec occupation de parties du territoire algérien. Et c’est en 1830 que la France a décidé de traverser la Méditerranée pour venir s’établir en Algérie.
Tout cela a fait de l’Algérie un pays métissé de cultures, de religions et surtout de langues. Juste après l’indépendance, et exactement après la fameuse expression du président Ahmed ben Bella «Vous êtes arabes, arabes, arabes», les gens, à l’époque, avaient peur d’être trois fois la même chose. L’État algérien a opté pour l’arabe comme langue officielle et pour le français comme une langue d’étude. Mais pas seulement : la langue française dominait dans les journaux, à la radio et même à la télévision. Même les films américains qui étaient diffusés à la télé depuis cette époque à ce jour étaient doublés en français. C’est-à-dire qu’ils étaient traduits dans une langue qu’il n’est pas la nôtre si l’on s’en tient au discours officiel. En 2016, après plus d’un demi-siècle d’indépendance, le gouvernement algérien a officialisé le tamazight qui est la langue des autochtones de la région nord africaine. Cela impose de facto la question suivante : combien existe-t-il de langues en Algérie ? Autrement dit, quelles langues parlent les Algériens ? Vous allez dire deux, soit l’arabe et le tamazigh, avec quelques dialectes très proches de l’arabe. Très vieille réponse ! Et pour comprendre pourquoi, je pose une nouvelle question : qu’est ce qu’une langue ? Selon Ferdinand de Saussure, la langue est un système de communication structuré et commun à une communauté donnée. Si on prend l’arabe, le français ou l’anglais, que tout le monde considère comme étant des langues, cette définition est respectée. Que ce soit l’arabe, le français, ou l’anglais, ce sont des systèmes de communication particuliers, structurés, puisqu’ils ont leurs spécificités et leurs règles propres, et ils sont, chacun, associés à une communauté donnée, que l’on pourrait considérer comme étant la francophonie pour le français, l’anglophonie pour l’anglais ou l’arabophonie pour l’arabe. Mais si je prends maintenant le «tamasheq» ou le «mozabite» que certains définissent comme étant des dialectes de tamazight, là, la définition saussurienne du mot langue est aussi respectée. Puisque ce sont aussi des systèmes de communication particuliers, structurés et communs à une communauté donnée. Je ne sais si vous comprenez où je veux en venir mais, pour résumer, que l’on parle d’un patois, d’un dialecte ou d’une langue régionale, d’un point de vue saussurien, on parle d’une langue quand bien même l’opposition entre langue et dialecte est une opposition qui nous paraît importante et même logique. D’ailleurs, même en linguistique, on parle volontiers du dialecte. Si jamais je vous demande, maintenant, de me définir avec exactitude ce qu’est un dialecte et ce qu’il n’est pas, et en quoi il est différent d’une langue, en seriez-vous capable ? Est-ce que vous auriez des critères ? Et les moyens de les départager ? Si vous n’avez pas réussi, ce n’est pas très grave, c’est même plutôt «normal». En effet, en fouillant sur le net, je me suis rendu compte que personne n’arrive vraiment à définir ce qu’est un dialecte. Pourtant, ils essayent ! Je dis bien, ils essayent !
Pour les spécialistes de la question, la langue est liée à un standard mais le dialecte en est dépourvu. Ainsi, le tamazight est un standard dans le sens où il y a des organismes qui codifient sa grammaire, comme l’Académie algérienne de la langue amazighe, qui rectifient, voire qui dictent son usage. Le chleuh, par contre, n’a pas d’organisme qui dicte ou qui contrôle sa grammaire ou son orthographe, il n’a pas d’académie. Le chleuh est donc, selon cette définition, un dialecte. Le problème de cette définition est que le tamazight, considéré donc comme une langue, ne se limite absolument pas au standard et n’est absolument pas uniforme. Et les parlers que l’on considère parfois comme étant des dialectes ont en fait une orthographe normée. Le tamasheq et le mozabite, par exemple, possèdent des orthographes normées et des dictionnaires, ils ont même des structures dans lesquels ils sont enseignés. Ce qui implique que leurs grammaires ont été codifiées ou au moins décrites. Bref, tout cela pour dire que ce critère est contestable. On affirme que le dialecte est le descendant d’une langue. A ce propos, il est nécessaire de comprendre une chose fondamentale. Les dialectes d’une langue sont parfois et même souvent les langues sœurs de leurs standards, et pas leurs langues filles. C’est parfois même le contraire. Ainsi, le kabyle n’est pas la langue mère du chaoui ou du targuie. Le kabyle en est une langue sœur, puisqu’il est en réalité lui-même issu d’un dialecte autrefois parlé en grande Kabylie. Ce dialecte a juste eu plus de succès sur le plan politique et social. C’était la langue des gens qui réclamaient le tamazight. Cela pour conclure que ce critère est peu recevable.
On affirme également que la différence entre un dialecte et une langue a rapport avec l’étendue géographique ou le nombre de locuteurs. Personnellement, j’aurai tendance à dire que ce critère est complètement erroné. Je vous explique pourquoi. L’arabe algérien est parlé par au moins 35 millions de personnes. Il est considéré comme un dialecte issu de la langue arabe, et cela par ses locuteurs eux-mêmes. L’aire de l’arabe algérien couvre, en gros, la moitié de l’Algérie, soit 1 150 000km². Le Finnois est parlé par 5 millions de personnes. C’est considéré comme une langue. Et on considère, en gros, que la langue occupe tout le territoire finlandais, soit, en gros, 340 000 km². Donc, on a une langue qui a trois fois moins de territoire et cinq fois moins de locuteurs qu’un dialecte. Donc, ce critère n’est vraiment pas recevable.
La langue a une littérature, contrairement au dialecte, explique-t-on. Selon ce critère, un dialecte devient donc une langue lorsqu’il a un patrimoine. Alors, encore une fois, pourquoi pas ? Mais on part du principe que le dialecte n’a pas de patrimoine, ce qui n’est pas vrai. Il n’y a qu’à écouter, entre autres, le nombre incroyable de chansons locales et poèmes populaires pour se rendre compte de l’immensité du patrimoine. Ce fait nous oblige à évoquer la tradition orale car le patrimoine ne doit pas forcément être écrit. A cela, il faut ajouter les écrits en dialectes qui sont légion. Tout cela pourrait permettre d’expliquer pourquoi certaines langues très proches doivent être considérées comme deux langues à part, et pas comme deux dialectes d’une même langue, comme le Catalan et le Castillan. Le problème, si on se réfère à ce critère, est qu’il est très subjectif ! De fait, quand est-ce que doit-on considérer qu’un dialecte a assez de patrimoine pour devenir une langue ? Le dialecte en lui-même étant une forme de patrimoine, cela ne justifie-t-il pas le fait que ce soit une langue ? En définitive, c’est un critère qui est très intéressant mais trop subjectif pour véritablement départager une langue d’un dialecte.
L’intercompréhension est la clé : deux locuteurs qui parlent deux langues différentes mais qui se comprennent, parlent en fait deux dialectes d’une même langue. Par exemple, un chleuh et un kabyle peuvent se comprendre, mais leurs langues sont différentes. On considère donc que «tachelhit» et «thaqvaylit» sont respectivement deux dialectes du berbère. Le problème, c’est que si on prend les exemples précédents, un slovaque comprend un tchèque, un ukrainien comprendra un russe, alors qu’un danois et un suédois se comprendront mutuellement. Mais de quelle langue, alors, sont issus leurs dialectes ? Si on prend la frontière germano-néerlandaise, les gens qui habitent de chaque côté de la frontière se comprennent sans problème, mais les néerlandais considèreront qu’ils parlent néerlandais, et les allemands considéreront qu’ils parlent allemand. Finalement, ils parlent en fait sûrement chacun un parler qui est au moins aussi proche de l’un et de l’autre. L’intercompréhension est donc un critère intéressant mais qui n’est absolument pas applicable dans certaines situations.
Tout ce qui n’est pas le standard d’un pays est un dialecte, dit-on. Si, précédemment, on avait des critères plus ou moins acceptables, celui-ci est clairement le plus contestable de la liste. En effet, si les dialectes en question ne sont pas du tout de la même famille linguistique que la langue du standard, on fait comment ? Sur le territoire algérien, le standard, c’est l’arabe, et le kabyle se trouve sur le territoire algérien. Du coup, le kabyle est un dialecte. J’ai mieux ! Dans certains quartiers d’Oran, on parle l’espagnol. Oran se trouve en Algérie. Donc, Les gens qui parlent l’espagnol en Algérie parlent un dialecte. Donc, vous l’aurez compris, il n’y a pas de critère magique pour séparer la langue du dialecte. En fait, la problématique du dialecte est une problématique assez algérienne. Je ne dis pas du tout qu’elle n’existe qu’en Algérie, tout ce que je veux dire, c’est qu’elle est très importante en Algérie. Pour conclure, je cite une phrase de Max Weinreich: «A shprakhiz a dialekt mit an armey un flot». Ce qui veut dire : une langue est un dialecte avec une armée et une flotte. J’ajoute qu’il est vraiment grand temps pour commencer à traiter les langues comme des instruments de communication et que chaque patois, dialecte ou langue régionale a le droit d’exister.
Adel Hakim
Journaliste, Chroniqueur.