Comment je suis devenue vélotaffeuse à Tunis…

« Comment réagiriez-vous si je venais enseigner à l’université à vélo ? ». Une question que j’ai posée il y a 9 ans, plus précisément en septembre 2011, à mes étudiants tunisiens au début de l’année universitaire. Moi, qui revenais définitivement m’installer en Tunisie après une expérience professionnelle en France où j’avais pris l’habitude d’aller enseigner à l’Université à vélo.
Je tâtais en quelque sorte le terrain psychologique avant le terrain physique. Est-ce que la société tunisienne en général et mon nouvel environnement professionnel en particulier étaient prêts à ce moment-là à accepter, voire saluer ma potentielle activité de vélotaffeuse ? La réponse était clairement non, vu les réactions de mes étudiants à ce moment-là. Mes retrouvailles, la même année, avec la mobilité urbaine dans la capitale m’avaient définitivement découragée. J’avais alors décidé de ne pas racheter de vélo et de jeter aux oubliettes l’idée même de redevenir vélotaffeuse.
Depuis, la société tunisienne a mué. La jeunesse tunisienne a muri. Les mentalités ont évolué. L’infrastructure s’est quant à elle, considérablement détériorée.
Petit à petit, et au gré des rentrées universitaires, à ma question que je reposais systématiquement à mes nouveaux étudiants, « Comment réagiriez-vous si je venais enseigner à l’université à vélo ? », leurs réponses et réactions devenaient moins interloquées, moins moqueuses, plus encourageantes et plus enthousiastes.
Mais avant toute chose, que signifie vélotaffer ? Soyons clairs, ce mot n’existe pas (encore) dans les dictionnaires français, mais cela ne saurait tarder. Mais, ce mot existe ben et bien dans le jargon cycliste et urbain. Vélotaffer c’est tout simplement l’acte d’aller au travail à vélo. Un acte des plus citoyens, des plus libres et des plus écologiques.
Les années passant, je devenais de plus en plus révulsée par la mobilité urbaine à Tunis. Je me retrouvais, sans le vouloir, ni le concevoir, emprisonnée dans une sorte de bulle automobile, assise des heures et des heures durant la journée dans ma voiture, prise dans des embouteillages interminables, et de plus en plus fréquents, à toute heure de la journée. Je ne pouvais plus accepter ni supporter de vivre au quotidien ces moments désagréables où chacune de mes sorties devenait un supplice urbain. Mais, l’idée de faire du vélo à Tunis était encore impensable pour moi. Moi qui ai eu la chance inouïe d’adopter un mode de vie centré sur le vélo…dans une autre vie…dans un autre pays. Je faisais mes courses à vélo. J’allais au boulot à vélo. J’allais au Ciné à vélo. Je me baladais à vélo. Ma frustration était donc tellement immense à l’idée de me retrouver prisonnière de ma voiture. Des embouteillages. De l’immobilisme qu’impose Tunis et son trafic désordonné, indiscipliné et anxiogène !
Huit ans après, lors d’une discussion autour d’un café avec un ami et voisin, je découvrais avec enchantement et un brin de résurrection, qu’il était vélotaffeur ! Il avait partagé avec moi de manière spontanée et rafraichissante son expérience réussie avec son vélo pliable. Émoustillée par cette découverte fortuite, je décidais d’acheter un vélo pliable porte-clef chez le même vendeur que mon ami. L’idée de devenir vélotaffeuse comme lui était encore inimaginable à ce moment-là. Je ne m’imaginais absolument pas rouler à vélo dans ces mêmes routes que j’empruntais tous les jours, ni côtoyant les mêmes voitures que je croisais tous les jours, ni m’adaptant à cette circulation que je maudissais tous les jours.
Sans parler du fait que durant les 8 années, je n’avais jamais aperçu une seule femme à vélo à Tunis ! Ce constat était terriblement décourageant ! Je ne savais pas vraiment ce que j’allais faire du vélo pliable mais l’idée de reposséder de nouveau un vélo me grisait, et plus précisément l’idée de pouvoir le transporter en voiture m’enthousiasmait.
Un mois plus tard, j’ai commencé à faire des petits trajets à Hammamet à l’occasion de mes vacances d’été. Hammamet, où le trafic est nettement moins dense que dans la Capitale. C’était dur. Les gens me regardaient bizarrement avec mon vélo porte-clef et mon casque protecteur. Je les ignorais et je persévérais. Je me rendais compte petit à petit que le mélange femme, vélo porte-clef et casque attirait l’attention, surprenait, et intriguait.
De retour à la Capitale à la fin de mes vacances, je n’osais toujours pas faire le grand saut à Tunis. Je me contentais des petits trajets vers l’épicier du coin et la boulangerie. Ma peur de la route, la vraie, était incommensurable. Le bruit des voitures m’assourdissait et me paralysait littéralement. Les gens me toisaient toujours aussi curieusement. Je les ignorais et je persévérais…jusqu’au jour où je suis tombée sur Facebook sur des annonces de sorties à vélo organisées dans la Banlieue Nord de Tunis. Je décidais de saisir l’occasion et d’y participer. J’avais pris dès lors l’habitude de balancer mon vélo pliable dans le coffre de ma voiture et de pédaler, mais toujours accompagnée, dans des groupes, avec des guides, dans des circuits courts bien balisés et à des horaires fixes. Je restais pourtant fébrile, incapable de prendre mon vélo seule et de m’aventurer dans le trafic indomptable de Tunis, loin de l’atmosphère paisible de la Banlieue Nord.
Un mois plus tard, je tombais, encore une fois par hasard, sur Facebook sur la vélo-parade organisée par l’association Vélorution Tunisie au centre-ville de Tunis. Chaque vendredi du mois, l’association donne rendez-vous aux amateurs de vélo au centre-ville de Tunis pour une gigantesque balade cycliste collective au cœur de Tunis. J’hésitais à y aller. Une heure avant la parade, je décidais de ne pas y aller. L’idée de devoir garer ma voiture au parking du centre-ville, de sortir mon vélo pliable et de pédaler jusqu’à la Porte de France, me décourageait, voire m’accablait. Je ne connaissais personne qui y participait. C’était le saut dans l’inconnu. Une demi-heure avant la parade, je changeais d’avis. C’était l’occasion de savoir si je pouvais oui ou non pédaler dans Tunis. Autant le savoir une bonne fois pour toute. Je décidais donc un peu dans l’urgence d’y participer. J’y suis allée en voiture, mon vélo dans le coffre. Ma voiture est restée dans le parking et j’ai fait le tour de Tunis avec une centaine de cyclistes amateurs, passionnés et fiers, dont beaucoup de jeunes femmes. Je m’en suis pris plein les yeux en découvrant toutes sortes de vélo, toutes sortes de visages, et toutes sortes de profils. Tout en pédalant dans un peloton qui ne cessait de chanter joyeusement, louant l’usage du vélo et déclarant son amour pour cet instrument magique, je me faisais accoster par des participants, sourires aux lèvres, intrigués par mon vélo porte-clef et curieux d’en savoir davantage sur mon histoire avec ce vélo. Quelques heures après, je me rendais compte, la nuit tombée, que j’avais réussi à boucler tout le circuit de la parade !
C’était le déclic. Cette parade a complètement démonté une à une toutes ces barrières psychologiques et physiques qui me hantaient. Là, j’ai compris que je pouvais faire du vélo à Tunis sans souci, si je m’y prenais bien et si j’appliquais certaines règles de sécurité et de conduite.
Depuis ce tournant, je me suis lancée des défis de distances à faire à vélo SEULE sans accompagnement. Je poussais à chaque fois un peu plus mes limites…Mais je n’avais toujours pas fait le trajet de chez moi au centre-ville seule. Un challenge qui, si je le réussissais, m’ouvrait grande ouverte la voie vers le boulot, le centre-ville étant un passage obligé, le point névralgique de mon trajet de possible vélotaffeuse. J’ai donc participé aux autres vélo-parades de Vélorution Tunisie mais en y allant toujours en voiture, mon vélo pliable dans le coffre.
Entre temps, la pandémie COVID-19 a débarqué de manière aussi brutale qu’inattendue. Plus de vélo-parades. Plus de sorties-vélo organisées. Ma frustration était immense. Aux premières lueurs du déconfinement, je décidais de participer à la Vélo-École de l’association. Je devenais, sans m’en rendre compte, formatrice bénévole le samedi ou le dimanche, où j’essayais d’apprendre à des adultes à faire du vélo ! Une sensation incroyable m’envahissait en voyant sur les visages des apprenants leur bonheur émouvant quand ils arrivaient à pédaler tous seuls. Je prenais alors conscience de la chance que j’avais de savoir déjà faire du vélo et que je devais en profiter et réaliser mon plus grand challenge, vélotaffer dans mon pays.
Je décidais d’acheter un « vrai vélo », correspondant à ma taille, S. L’expérience du confinement suite à la pandémie COVID-19 a amplifié mon désir de vélotaffer rendant cette perspective presqu’inévitable. Mon expérience en tant que formatrice à la Vélo-École m’avait permis de côtoyer les bénévoles de Vélorution Tunisie, et j’ai pu découvrir grâce à eux, le monde du vélo. Certains ont partagé avec moi leur vision, leur expérience, et leur usage du vélo. Malgré un marché du vélo avare en offres suite à la fermeture des frontières, j’ai pu dénicher un vélo neuf à ma taille. Un VTT. L’état déplorable de notre infrastructure routière a fini par me dissuader d’acheter un VTC.
Un mois plus tard, je faisais le trajet de chez moi au centre-ville de Tunis à vélo, SEULE, sous un soleil de plomb. J’ai mis une heure mais ma joie était immense. Mon sentiment de liberté retrouvée était indescriptible. J’ai enchaîné le jour-même avec la parade de Vélorution Tunisie mais ma tête était encore ailleurs. En rentrant chez moi, je pensais encore à mon petit exploit personnel, je ne pensais jamais y arriver. Et mon prochain défi se pointait déjà devant mes yeux, insistant et terriblement attirant : redevenir enfin vélotaffeuse, dans mon pays…
La rentrée universitaire 2020 est là. Je fais pour la première fois le trajet de chez moi au boulot, à vélo. Je deviens ‘officiellement’ vélotaffeuse. Je plane. Je lévite. 7km de chez-moi au boulot faits dans la joie immense de ne pas étouffer dans les embouteillages et avec un arrêt café improvisé pour profiter du soleil redevenu doux. J’ai réussi à dépasser mes limites et à rompre cette peur que nous les femmes avons de notre espace public hostile et extrêmement misogyne.
Un mois plus tard, en regardant mon compteur kilométrique, je découvrais ébahie que j’avais franchi la barre des 300 km parcourus depuis l’été et l’achat de mon VTT. 377km de pur cyclisme urbain…un pur plaisir…une redécouverte permanente du Grand Tunis, de ses ruelles, de ses avenues, de ses rues ombragées, de son architecture tantôt en ruine et tantôt criarde de modernité inutile, et de…ses nids de poule fascinants ! Chaque trajet de vélotaffeuse est une nouvelle découverte, toujours plus surprenante, rafraichissante mais surtout exaltante ! Aller au travail est devenu une virée-découverte de Tunis autrement, une sorte de mini-aventure avec son lot de rencontres, de pauses-cafés improvisés et de plaisirs toujours plus intenses.
Depuis, les étudiants me croisent à vélo en entrant et en sortant de l’université. Leurs sourires approbateurs m’enchantent. Un des étudiants m’a même proposé d’attacher mon vélo à côté de sa moto pour plus de sécurité. Je suis une vélotaffeuse comblée.
Par Nawel AYADI
Nawel AYADI est enseignante-chercheuse à l’ISG Tunis, Université de Tunis. Passionnée de vélo, elle milite pour développer et propager la culture du vélo en Tunisie.
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.