Trait-d'Union Magazine

« Comme un bonheur en pleine tempête » : L’écriture en trait d’union dans Tunisie Sucrée-Salée de Samar Miled

Avec son premier recueil de poésie en prose paru en 2020, Samar Miled, agrégée et doctorante à Duke University, fait du trait d’union, signe topographique a priori banal, unissant et désunissant la fois, l’objet du titre même de son ouvrage mais aussi de sa poétique. Dans les poèmes qui se tissent au fur et à mesure qu’on avance dans le voyage que nous propose la poétesse, se juxtaposent des sentiments contraires, des images contradictoires et pourtant inhérentes à la description d’une Tunisie ni tout-à-fait sucrée ni tout-à-fait salée mais née dans l’entre-deux.

La nourriture est d’emblée présente dans les titres de quelques poèmes tels que « Pause-déjeuner », « Le café du matin », « Pignon » et dans d’autres poèmes qui renvoient à des plats typiques de la cuisine tunisienne : « Masfouf » ou « Kamia » (un assortiment d’amuse-gueule qui accompagne les boissons alcoolisées). A l’instar de la madeleine de Proust, les bouchées et petits plats évoqués dans le recueil suscitent le souvenir de la poétesse mais s’avèrent un composant essentiel de l’écriture de/ sur la Tunisie, les après-midis dont se souvient la poétesse « avaient un goût de kaki et de glaces à la vanille » (p.47).  Tout se passe comme si on ne pouvait écrire sur la Tunisie qu’en écrivant sur son art culinaire. La nourriture ne relève plus du grotesque ou du trivial et contamine la description dans le recueil : dans « Le chant des Sirènes » il est question de « caresse « mielleuse » du soleil Tunisien. » (p.15). L’écrivaine, comme consciente de l’incongruité du qualificatif, le met entre guillemets. L’on se délecte de manger et de boire dans le recueil : Noureddine est décrit en train de « sirot[er] son café noir » (p.11) dans le poème intitulé « Couffin ». Par moments, l’écriture revêt des traits eschatologiques et l’espace délimité du pays se dilate à l’infini. Le masfouf renferme «  le secret de l’Eden » (p.10) et la description dans le poème inaugural « Testour » s’inscrit dans une espèce de hors-temps puisque « les petits pains ronds » sont «  sortis du ventre de la Terre » et que le piment est «  rouge-sang-rouge-colère-rouge-Tunisie. »

Les histoires se constituent par tranches-de fromage blanc ?- et la scène se livre par éclaboussures. Le chant des Sirènes décrit « un après-midi à la Corniche », atmosphère à première vue paisible et berçante mais plane une inquiétante étrangeté qui est suggérée par les « danses dangereuses » (p.15) des sirènes et qui se faufile dans la quasi-totalité des poèmes du recueil. Comme pour dérouter son lecteur, la poétesse commence par décrire une scène des plus sereines pour finir sur une note morose. L’« atmosphère revigorante » et le « soleil paresseux » (p.21) se muent en un «  océan de solitude » et «  un Soleil de plomb » (p.22) dans le diptyque que forment les poèmes « Martyr 1 » et « Martyr 2 », faisant référence à l’attentat du 8 juillet 2018 survenu près du poste-frontière de Ghardimaou. L’espace du poème devient un champ de mines où la frontière entre la vie et la mort est ténue et où le bonheur naît «  en pleine tempête » (p.14). La poésie de Samar Miled tient malgré l’absence de tout lien, à l’image du couffin «  à moitié tressé » de Noureddine. À tout moment, une strophe risque de s’écrouler et pourtant un fil harmonieux les relie entre elles. La poétesse écrit en tricotant. Le tiret unit fragilement des substantifs sans lien apparent « rouge-Tunisie » et joue sur les adjectifs : le bleu-ciel est aussi un « bleu-plongeon » dans « La ville qui danse ». Les images contaminent la parole et la transfigure à leur guise. Les figures de rupture sillonnent le texte, notamment l’hyperbate qui est fortement récurrente. : « J’entends siffler le train : Tunis-La Marsa, et nos souvenirs. » (p.24) écrit-elle dans « Tgm » ou encore « Un bain mousseux dans cette mer qui clapote et son écume. » (p.15) Cette parole scandée crée une poétique de l’instabilité tout en gardant une certaine naïveté puérile, il est d’ailleurs question de « sourire d’enfant » à la page 10.

Qui dis  « je » dans Tunisie Sucrée-Salée ? On ne saurait y répondre. Les poèmes sont dictés par une présence familière et pourtant inconnue qui se défamiliarise au fil du temps pour laisser la place à des présences plurielles indéfinies : « on » et « ça » ou pour relater l’histoire de ceux et celles dont la parole est impossible : « Je la laisse vous raconter mon histoire parce qu’elle peut raconter. Elle, elle a appris à écrire. Moi, je ne suis jamais allée à l’école » déclare Mariem, dans le poème éponyme Mariem (p.54)  Si tous les pronoms présents témoignent d’une polyphonie au sein de l’œuvre, ils révèlent un « je » suspendu, étanche, tellement généreux qu’il peut les contenir tous ; un moi-même et un autre

Dans l’épigraphe qui ouvre le recueil, Samar Miled emprunte une description d’un pays inconnu enchanté et enchantant évoqué par Louis Aaragon dans La Mise à Mort : «  J’ai rêvé d’un pays où toute chose de souffrance avait droit à la cicatrice […], un pays qui riait comme le soleil à travers la pluie […], un pays de fond en comble à se récrire au bien. » Ce pays rêvé, la poétesse le baptise le sien dans « Poème Saturnien » : Mon Triste et beau pays/ Vieillesse avant la vie, / Mort-né enseveli, / Qu’on appelle la Tunisie… » (p.41). L’écrivaine écrit à partir d’une double douleur ; celle de quitter la Tunisie pour ses études et d’écrire sur son pays en français, une langue qu’elle n’a pas choisie, qui fait partie d’elle mais qui lui donne le sentiment d’avoir « trahi sa foi » (p.64). Cette douleur qui se ressent tout au long du recueil laisse transparaitre toutefois un amour « fou » (p.63) qui reconstruit la Tunisie « de fond en comble » dans l’espace rétréci qu’est le poème. Chez Samar Miled, la Tunisie réécrite a justement un goût de sucré-salé.  

Par Ons Ben Youssef

Ons Ben Youssef

Ancienne étudiante à l’École Normale Supérieure de Tunis et actuellement professeure agrégée de français à l’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Médenine, Université de Gabès. Lauréate du Printemps des Poètes, édition 2021. Ses recherches s’articulent autour de la littérature francophone et du rap arabe.

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