Cinéma, femme et lutte : la féminisation de l’industrie cinématographique dans les pays du Maghreb : le cas de la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.

Dès sa naissance en 1895, le cinéma était toujours présent sur la terre du grand Maghreb. Les territoires maghrébins étaient toujours un témoin pour plusieurs tournages des grands films étrangers comme “Les Cinq Gentlemen maudits”, le premier long métrage réalisé par Julien Duvivier sur le continent africain, tourné en Tunisie en 1919, « Tarazan, l’homme singe” tourné en Algérie en 1932 et “Les Hommes nouveaux”, un film d’Émile-Bernard Donatien et Édouard-Émile Violet, tourné au Maroc en 1922. Mais est-ce qu’on peut parler d’un cinéma national avec des réalisateurs et des équipes étrangères ? Un cinéma national avec des histoires non-nationales ? Les historiens du cinéma et les cinéastes affirment que nous pouvons parler d’un cinéma national tunisien, algérien ou marocain qu’à partir des années 60, après l’indépendance de ces trois pays voisins. En effet, ces derniers ont presque la même histoire mais chacun d’eux garde sa particularité. Aussi, nous pouvons dire que chaque pays du Maghreb a son propre cinéma avec des tournants presque identiques. Après l’apparence des réalisateurs hommes en Tunisie comme Omar khlifi, l’homme qui a voulu recréer l’histoire de la Tunisie avec ses films “L’Aube”, “Le Rebelle” et “Les Fellagas”, pour l’Algérie, c’est les combattants de l’A.L.N. qui ont pris la relève pour réaliser des documentaires pour la télévision comme “Les Infirmières de l’A.L.N. et au Maroc, c’est Mohamed Ousfour qu’a réalisé “Le Fils maudit”, le premier film marocain en 1958. Quant aux femmes maghrébines, elles s’imposent comme des cinéastes au tournant des années 1970. Ces femmes cinéastes ont proposé des images inattendues des luttes pour lesquelles elles s’engagent comme la critique des politiques étatiques, le combat féministe et même la lutte anti-impérialiste. Avec ces films, on a pu voir une autre image du peuple maghrébin, on a pu voir l’autre moitié du peuple.
Le cinéma féminin arabe : quelques repères historiques
Salma Baccar, la première réalisatrice Tunisienne :
En Tunisie, le premier film réalisé par une femme était Fatma 75 de Salma Baccar. Salma Baccar était membre de la fédération tunisienne des cinéastes amateurs. Elle a commencé à travailler comme assistante-réalisatrice et réalisatrice de documentaires avec la télévision Tunisienne et c’est le cas de la majorité des réalisatrices arabes pendant cette période. Le film Fatma 75 est commandé par le premier président tunisien Habib Bourguiba pour célébrer l’année internationale des femmes et il est censuré par la suite par le même président. Salma Baccar a essayé avec son film de réécrire l’Histoire nationale de la Tunisie. Pour le régime tunisien, le film ne raconte pas la version officielle de l’Histoire dont Bourguiba serait le père du féminisme tunisien. Et même le choix du titre du film était révélateur de la position qu’elle prend la réalisatrice de la question des droits des femmes. En fait, pendant la période coloniale, toutes les femmes tunisiennes s’appelaient Fatma dans les films orientalistes. On remarque déjà avec ce film, ce cinéma, la volonté de changer l’axe de la perception de la lutte. Salma Baccar a pu dire dans son film que c’est grace au président que la femme a des droits en Tunisie. Mais, elle a choisi de mentionner aussi les autres activistes qui ont combattu pour ces droits.
Assia Djebar, la première réalisatrice algérienne :
L’universitaire, la romancière et la cinéaste algérienne, Assia Djebar, est l’une des figures qui ont marqué l’histoire du cinéma maghrébin. Elle a poursuivi ses études supérieures à l’École normale supérieure de Sèvres où elle sera exclue après, pour avoir participé à une grève organisée par l’Union générale des Étudiants musulmans algériens. Assia a aussi marqué son nom dans le monde de la littérature et elle est devenue un des noms des auteurs les plus célèbres et les plus influents du Maghreb. Assia est la première auteure nord-africaine qui a été élue à l’Académie française en 2005. La nouba des femmes du Mont Chenoua est la première œuvre cinématographique réalisée par Assia en 1977/1979. Ce film a gagné le prix de la critique internationale au festival de Venise. Un documentaire ou une fiction ? C’est une question qui ne se pose pas pour Assia Djebar. Dans un article apparu dans la presse algérienne en 1978, Assia a dit « Le documentaire ou la fiction, je ne sais pas trop : l’un dans l’autre, peut-être. Le film, pour moi, c’est la recherche de la parole, du son. De la parole d’autre que moi, qui est celle des femmes du Chenoua, par solidarité pour les femmes de mon enfance ». Assia, à travers ce film, a lutté contre l’oubli de ce qui s’est passé, l’oubli de ces grandes femmes et de leurs paroles. C’est un hommage aux femmes de Mont Chenoua. C’est une chance pour ces mères de parler et surtout d’être écoutées. Notre Assia a joué avec tous les armes disponibles sous ses mains pour mener son combat, celui de la femme.
Farida Benlyazid, pionnière du cinéma maghrébine et première réalisatrice marocaine :
Farida Benlyazid est la seule femme maghrébine qui a commencé sa carrière en tant que productrice, scénariste et réalisatrice. Elle est l’une des rares femmes qui n’a pas passé par les salles de montages ou par les feuilles de la scripte pour arriver à la réalisation. Elle a poursuivi des études cinématographiques à Paris et l’école supérieure des études cinématographiques.
Elle a aussi travaillé comme critique du cinéma dans plusieurs revues marocaines.Le premier travail, qui a marqué sa carrière, est sa collaboration en tant que productrice sur le premier long métrage de Jilali Ferhati, Une brèche dans le mur. Le succès inattendu de ce film les a amenés à retravailler ensemble sur l’écriture de son deuxième long métrage, Poupées de roseau, un film qui traite la condition de la femme dans les sociétés musulmanes contemporaines. En 1989, elle réalise son premier long métrage, Une porte sur le ciel. Avec ses films notamment Une porte sur le ciel, elle donne une autre image de l’ouverture de l’esprit et de la tolérence et une autre image de la femme dans la réligion, de la femme face aux traditions et aux cultures populaires. Ce film est dédié à une personnalité historique de Fès, Fatima El Fihriya. Un film profondément humaniste, où une femme transforme la maison de son père décédé en Zaouia, un refuge dédié aux femmes.
Le cinéma féminin arabe : « Silence, elles tournent ! »
Selon « les autres », avoir son bac avec une bonne moyenne puis décider de poursuivre des études cinématographiques pour réaliser son rêve n’est pas toujours une bonne “affaire” pour une fille, (Remarque : les autres sont les personnes qui pensent “faire des études cinématographiques” signifie “devenir une actrice”). Hélas, la SURPRISE, vous voulez étudier le cinéma pour devenir un cameraMAN, la honte. Alors, Ladies, je regroupe quelques réflexions que vous entendrez sûrement dès que vous prenez la décision de faire des études cinématographiques : Premièrement, “vous êtes dans une école de cinéma ? Nous allons vous voir jouer dans un feuilleton ce ramadan ?”. C’est une question que tout le monde entendra. Deuxièmement, « Votre famille est-elle au courant que “leur fille” étudie le cinéma ?”. La honte. Troisièmement, “Que pensez-vous des films tunisiens/algériens/marocains qui sont tournés dans des hammams avec des scènes de sex, où les acteurs disent des gros mots ?” allez-y réponds ! C’est un test pour savoir si vous êtes “une bonne fille” ou pas ! quatrièmement, “le scripte, c’est un métier pour femme, parce que les femmes sont passionnées par les détails et plus organisées par rapport aux hommes …” Huuum, oui pourquoi pas ! Enfin, “les salles de montage, les vraies cuisines du cinéma, sont faites pour les femmes, pas de déplacements, pas de tournages dans les déserts, pas de poids lourds à porter … et surtout travaillée comme monteuse, c’est avoir des horaires flexibles, donc, vous pouvez assurer votre travail en tant que mère, soeur, fille ou épouse…” oui, parce que les hommes ne sont pas des pères, frères, fils ou époux. Et devinez quoi ? Parfois, ce sont les enseignants de l’université qui peuvent dire des telles phrases. Ces réflexions peuvent vous sembler ironiques, mais je vous assure, qu’une fille qui poursuit des études cinématographiques a entendu au moins une de ces remarques. Alors, pour conclure, on peut dire qu’il y a des métiers cinématographiques qui sont considérées comme des métiers pour femmes et des autres métiers non ! Pour les hommes, ce n’est pas trop important, ils peuvent choisir n’importe quel métier, ils peuvent tout faire. La majorité des réalisatrices maghrébines, pendant les années 70, sont entrées dans le monde de 7ème art par ces métiers qui sont réputés “pour femme” principalement “le montage”.
Du montage à la réalisation
Moufida Tlatli :
Elle est née le 4 août 1947 à Tunis et vient de nous quitter le 7 février 2021. Notre Moufida décroche son diplôme de monteuse de l’IDHEC de Paris en 1968. Elle a travaillé comme monteuse dans plusieurs films qui ont marqué l’Histoire des cinémas arabes comme Halfaouine du tunisien Férid Boughedir, Omar Gatleto d’algérien Merzak Allouache … En passant deux décennies à manipuler les rushs des films réalisés par des hommes, Moufida, la femme qui a entendu le silence des palais, a réussi à se sortir de l’obscurité des salles du montage à la lumière des plateaux de tournage avec son long-métrage, Les silences du palais en 1994. Avec ce film, Moufida remporte un double succès national et international, succès auprès de la critique que du public, un succès jamais atteint par aucun film d’une femme arabe.
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Yamina Bachir-Chouikh :
Yamina est née le 20 mars 1954 en Algérie. Elle s’est formée dans le centre national du cinéma algérien. Elle est passée par les deux grands métiers “réputés pour femmes”, le scripte, en début de carrière et après le montage. Yamina a commencé sa carrière artistique en tant que scripte sur les plateaux de deux des grands films maghrébins, Omar Gatlato de Merzak Allouache en 1976 et Vent de sable de Mohamed Lakhdar-Hamina en 1982. Par la suite, elle devient la monteuse de la plupart des réalisations de son futur époux “Mohamed Chouikh”. En 2002, elle réalise son premier long-métrage, Rachida, dont le scénario a été écrit depuis 1996. Dans son premier film, Yamina a abordé la violence qui a touché l’Algérie et le peuple algérien pendant la décennie noire à travers le regard d’une institutrice non voilée, qui était la victime d’une troupe des terroristes, dont l’un de ses membres est son ancien élève.
Pour échapper à leur oppression, elle se réfugie chez sa mère, dans un petit village.
Elle pensait que la violence ne s’était pas propagée dans toute l’Algérie …
Elles ont osé …
Pendant les années 2000, les réalisatrices maghrébines ont osé de projeter sur les grands écrans des salles du cinéma des sujets tabous comme la prostitution, le viol … Elles avaient certes un mot à dire sur ces sujets et ces tabous où les femmes étaient toujours le personnage principal, qui était toujours regardé/filmé par un regard masculin.
Maryam Touzani :
La réalisatrice marocaine Maryam Touzani, qui est journaliste par formation, a utilisé le cinéma pour filmer les autres femmes que la société ignore et marginalise à chaque occasion. Maryam Touzani a obligé le monde à voir ces femmes, qui vendent leurs corps par choix ou par obligation, ce n’est pas notre question. Ces femmes vendent leurs corps aux hommes pour quelques instants de « jouissance non réciproque ». Et juste quelques secondes après, ils les jettent et pourquoi pas les insultent, en essayant de jeter avec elles, “leur péché”. En 2014, elle a réalisé un documentaire, Sous ma vieille peau/Much loved, sur la prostitution au Maroc. Ce film sera, plus tard, utilisé comme une base pour le film de son époux, Nabil Ayouch, Much Loved. Dès qu’elles vieillissent, ces femmes de joie qui étaient utilisées comme des objets sexuels, personne ne veut les voir ou les entendre, même leurs proches. Maryam, avec ce film, a mis en évidence ces femmes et leurs histoires que la société a toujours voulu éliminer.
Kaouther Ben Hania :
Une femme a osé porter plainte et une autre a osé filmer. La belle et la meute est un film réalisé par la tunisienne Kaouther Ben Hania en 2017. C’est un film tiré d’une histoire vraie qui s’est passé en Tunisie post-révolution. C’est l’histoire de Myriam violée par les policiers pendant un contrôle et qui a lutté jusqu’au bout pour avoir condamné ses violeurs.
Ce film nous fait découvrir ce qui est encore pire que la violence physique qu’elle a subie, c’est la violence verbale et morale qu’elle a vécu la combattante Myriam pendant toute la nuit passée dans l’office de Police. C’est l’une de ces histoires qui ont marqué les tunisien.ne.s après la révolution et l’une des histoires qui nous a donné l’espoir quel que soit la poste occupé par l’accusé, nous pouvons gagner la lutte. Une telle histoire doit être filmée et projetée sur tous les grands écrans. Avec ces femmes qui ont fait du cinéma, on remarque une évolution de l’image féminine, une autre vision et une vérité qui sort sur les grands écrans. Ces réalisatrices qui ont décidé de rester, parfois dans la simplicité technique, elles ont fait des choses réalistes mais efficaces, elles ont tourné des histoires honnêtes. Ces réalisatrices ne font pas seulement des films pour une élite mais des films pour le grand public. Elles ont cru au 7ème art et à l’image pour se parler et parler d’autres femmes. Aujourd’hui les femmes maghrébines ont pris la parole dans plusieurs domaines pour s’exprimer et pour se défendre. Elles tombent parfois dans des clichés, mais elles essayent toujours de s’évoluer et elles n’arrêtent pas de le faire. Et surtout, qu’elles osent toujours filmer ce qu’elles veulent, sans censure et d’une manière honnête, surtout avec la démocratisation médiatique et l’émergence de festivals dédiés aux femmes qui jouent un rôle très important pour promouvoir ces femmes, leurs œuvres et un lieu de rencontre et d’échange.
Une pensée pour elles…
Pour l’amour de ces femmes, ces soldats invisibles qui passent toujours dans l’ombre, derrière les projecteurs et leurs noms passent toujours dans la fin de la liste du générique, les techniciennes du cinéma. Sans elles, aucun film, ni le cinéma, n’auraient existé sous sa forme actuelle. Pour l’amour de ces femmes, qui travaillent, jours et nuits, dans des conditions qui ne sont pas toujours bonnes, parfois exposées mêmes, aux harcèlements sexuels de leurs « collègues », leurs collègues qui minimisent, de temps en temps, leurs savoirs faire. Pour l’amour de ces héroïnes qui mènent ce combat pour arriver à marquer leurs noms malgré tout. Mesdames, merci ! Et en espérant qu’un jour, nous arriverons à féminiser tous les métiers du cinéma et même leurs noms.
Par Aya AMOR CHRIKI

Née en décembre 1995, à Gabès en Tunisie, Aya Amor Chriki est photographe, vidéaste et formatrice tunisienne, installée à Saint-Etienne en France. Aya est diplômée en cinéma et audiovisuel d’ISAMM de la Manouba. Elle a travaillé en tant que rédactrice, cadreuse, monteuse et créatrice de contenu avec plusieurs agences en Tunisie et en France. Elle a aussi occupé le poste de responsable dans le département film dans le festival international du cinéma “Gabec Cinéma Fen” en 2019. Elle s’intéresse dans sa recherche à la question de la femme dans l’art contemporain du monde arabo-musulman.
Abdelhakim YOUCEF ACHIRA
Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.