Trait-d'Union Magazine

Azza Filali, l’écriture à échelle humaine

Écrire à échelle humaine, tel est certainement le fondement de la poétique de l’autrice tunisienne Azza Filali. Née en 1952, Filali, qui est également médecin, a su s’imposer comme l’une des plumes incontournables de la littérature tunisienne francophone, publiant régulièrement, depuis 1991, essais, romans, nouvelles et articles d’opinion. Ses écrits romanesques offrent aux lecteurs une galerie de personnages pittoresques, souvent grotesques, marqués par l’ennui, la désillusion et l’intranquillité. Chacun de ses textes est une invitation à plonger dans l’intériorité de femmes et d’hommes dont le malaise intime est inextricablement lié à un environnement social et politique en crise. Individus et société sont ainsi méticuleusement scrutés par l’écrivaine dont la pratique scripturale se fait art du dévoilement. Les œuvres de Filali effeuillent, en effet, les faux semblants et les non-dits d’un monde désenchanté et désenchanteur, sans chercher pour autant à imposer LA vérité à ses lecteurs. Cette nuance est importante dans la mesure où la définition même du dévoilement implique la notion de vérité. En effet, si l’on interroge la symbolique du voile, l’acte de dévoiler assure l’accès à la connaissance en mettant en lumière ce qui était caché. Dévoiler revient ainsi à révéler, mais peut également remettre en question la réalité, à savoir le produit de l’interaction du sujet et de son environnement.

Les personnages de Filali sont les premiers à être exposés à ce processus. Dans Ouatann (Elyzad, 2012), un roman polyphonique dont l’action se déroule en 2008 ― soit quelques années avant la chute de la dictature ―, le dévoilement se fait déflagration et consume en un instant les croyances et les certitudes de personnages presque tous dépassionnés. Issus d’horizons différents, marqués chacun à sa manière par les blessures de l’existence, ces derniers sont des êtres de solitude, pétris de contradictions, dont les destins finissent par s’entrecroiser, près de Bizerte, dans une propriété isolée en bord de mer, devenue espace du lien éphémère. Avocate, la fille de Si Mokhtar, le propriétaire de cette villa, est le principal personnage féminin du roman. Michkat a développé un attachement profond envers cette maison de vacances qui abrite ses souvenirs d’enfance et ses premières amours. La demeure constitue dès lors une forme de lieu de mémoire intime et, par extension, un refuge quelque peu idéalisé. La maison est de ce fait un espace de la nostalgie, que modèle en partie la mémoire omniprésente de Monsieur Jacques, le précédent propriétaire de la maison, colon français qui a fait le choix de rester en Tunisie après l’Indépendance. Grand voyageur et amateur de botanique, il représente une figure de l’évasion, du rêve, et de l’ouverture à l’altérité. Cette mémoire est pourtant mise à mal par la découverte fortuite de son implication auprès de l’organisation clandestine la Main Rouge et dans l’assassinat de Farhat Hached. En multipliant les points d’exclamation, d’interrogation et de suspension, la mise en récit de cette révélation, appréhendée du point de vue interne du personnage de Michkat, souligne l’incompréhension de la jeune femme et la construction graduelle du sens de cette information. Le choc ressenti est d’autant plus grand que l’avocate est un être entier, une femme de principes en décalage avec le monde qui l’entoure. S’il comble des zones d’ombre précédemment évoquées dans le roman, le dévoilement oblige le personnage à évoluer, à gagner en maturité en appréhendant autrement la réalité avec l’aide de Naceur, un ingénieur corrompu mais repenti : « “Je n’arrive pas à croire qu’il ait trempé dans ce meurtre !” / Naceur s’assied à mes côtés. “[…]. Nous sommes tous des amalgames de contraires ! » (p.270). Cette phrase, qui a force de vérité générale, clôt la prospection de la jeune femme pour concilier les deux faces opposées de Monsieur Jacques, l’obligeant à admettre la dualité d’autrui et la complexité de la nature humaine. Cet épisode apporte, par ailleurs, un éclairage intéressant au sort réservé à Michkat : l’avocate férue de justice est condamnée à perdre progressivement la vue. Ce voile symbolique serait-il alors la seule protection possible face à un monde en déperdition ?

Découvrez le numéro spécial Ana Hiya dans sa version intégrale

Dans l’œuvre de Filali, le personnage n’est pas toujours l’objet du processus de dévoilement. Il peut en effet en être le sujet et faire le choix de se livrer corps et âme au regard d’autrui. C’est notamment le cas des personnages du dernier roman de l’autrice Le Rideau (Nirvana, 2019). Après son roman phare Les Intranquilles (Elyzad, 2015) qui porte sur la Révolution tunisienne et le recueil de nouvelles De face et sans chapeau (Elyzad, 2016) où elle procède, dans la lignée des grands romans de mœurs, à la « mise à nu » systématique de ses personnages et de leur société ― nous noterons ici la mobilisation des mêmes procédés descriptifs participant de « l’écriture-diagnostic » relevés dans des œuvres antérieures par Samia Kassab Charfi et Adel Khadher dans Un siècle de littérature en Tunisie (Honoré Champion, 2019) ―, Azza Filali publie un récit qui dépeint un monde de fiction absurde à l’extrême composé de deux pays : le Sudistan, dont les personnages de l’intrigue sont les citoyens, et le Nordistan, Eldorado qui fait rêver tous les candidats à l’émigration légale et clandestine. Dépassant la simple caricature d’une actualité brûlante, le Sudistan est sur le plan démographique un véritable melting pot et sur le plan socio-politique un agrégat de tous les courants autoritaires et réactionnaires qu’a connus ou qui menacent la Tunisie. Renouant avec des thèmes qui lui sont chers comme le désir de l’Ailleurs, la corruption et la solitude, Filali interroge dans cette fable douce-amère l’impossibilité d’une part, d’accéder à une « vie bonne » et d’autre part, de circuler librement. Le titre du roman comprend donc une double référence. Sur le plan symbolique, il renvoie à un « rideau de fer » qui sépare les contrées et condamne les êtres à l’enfermement. Sur le plan matériel, et conformément à la couverture du roman, il réfère à un rideau de scène. Ce dernier est un élément clé de l’intrigue. Représentant une frontière entre réel et illusion, il participe activement au processus de dévoilement des personnages. Or, dans l’incipit du roman, les comédiens d’une troupe de théâtre sont obligés de faire une représentation, rideau baissé, pour un public restreint de malvoyants. Ces femmes et ces hommes se retrouvent ainsi confrontés à un double voile qui crée une forme de huis-clos et les amène paradoxalement à dire leurs vérités, leurs histoires personnelles prenant le dessus sur les rôles qu’ils jouent. Le réel supplante alors l’illusion et le rideau participe au dévoilement de l’intime. L’influence du théâtre moderne sur ce texte, en particulier celle de Pirandello, est indéniable et apporte énormément à sa dimension critique. Toutefois, les personnages de Filali ne sont pas en quête d’auteur mais bel et bien en quête de sens, une quête que l’explosion des frontières à la fin du roman et un retour ― sans doute temporaire ― à la liberté ne rendent que plus essentielle. Réunis après moult aventures qui ont fait découvrir au lecteur divers facettes de ce monde de fiction aux lois de plus en plus absurdes et aliénantes, les comédiens font ensemble le choix de vivre pleinement cette liberté en s’affranchissant des codes et des restrictions, en se dévoilant aux autres : « Le réel finit toujours par nous rattraper au détour d’une tirade. Donc, assez déclamé les phrases des autres. Tirons pour une fois, ce rideau de mots factices, d’histoires qui ne sont pas les nôtres, et offrons nos vies ! Oui, nos vies, ces parents pauvres, que nous plaçons en bout de table, au repas de l’existence… C’est à nous autres, qui vendons du rêve, que revient la tâche de bousculer cette ultime barrière ! […] Soyons les fossoyeurs de nos limites ! […] si nous ne trouvons rien, du moins aurons-nous essayé… […] la vie est le seul spectacle qui mérite d’être représenté ! » (p.171-173). Le discours de Tago, le directeur de la troupe, défend l’idée que la véritable liberté est endogène. Elle implique le fait de se réinventer, de sublimer individuellement et collectivement l’existence en embrassant pleinement le réel. Être libre et progresser, c’est être vrai avec soi-même et avec les autres dans une démarche de partage et cela, qu’elles qu’en soient les conséquences.

Les personnages de Azza Filali sont d’abord et avant tout des individus, des êtres sociaux. En sondant leur intériorité et leur rôle au sein d’une collectivité, Azza Filali questionne le partage du sensible. Aussi le processus de dévoilement cher à l’autrice s’inscrit-il dans une démarche critique où les récits de la solitude, profondément mélancoliques, interrogent le monde et consacrent l’humain dans toute sa complexité. Écrivaine citoyenne, créatrice impliquée, Azza Filali relève ainsi le défi de conjuguer tunisianité et universalité.

Par Donia BOUBAKER

Donia BOUBAKER

Docteure en Littérature française et comparée, Donia Boubaker enseigne à l’Université de Tunis El Manar (Tunisie). Elle est membre du Laboratoire Analyse Textuelle, Traduction et Communication de l’Université de la Manouba. Ses recherches portent sur les productions littéraires d’auteurs français et francophones de l’extrême contemporain comme Rachid Boudjedra et Laurent Gaudé. Ses travaux s’intéressent principalement aux interactions entre Histoire et fiction, en adoptant une approche pluridisciplinaire et en bénéficiant de l’éclairage de l’histoire des idées. Elle a récemment publié les articles « Altérité, communauté, théâtre : Laurent Gaudé et l’influence de Bernard-Marie Koltès » (dans Codicille à la querelle des Anciens et des Modernes – Mélanges pour Violaine Houdart-Mérot, C. Chaulet Achour et A.-M. Petitjean [éds.], Paris, L’Harmattan, 2019, p. 175-182), « Sans-voix, résistance et liberté dans Ouragan de Laurent Gaudé : une mise en fiction de l’ouragan Katrina » (dans Les écritures francophones de la catastrophe naturelle, S. Brodziak et C. Chaulet-Achour [éds.], Arcidosso, Effigi Edizioni, 2020, p. 187-197) et « Les Mille et une nuits influencent-elles encore la création littéraire ? » (dans Diacritik [en ligne], mis en ligne le 17 juin 2020. URL : https://diacritik.com/2020/06/17/les-mille-et-une-nuits-influencent-elles-encore-la-creation-litteraire/ ).

Auteur

avatar

Directeur de la publication de Trait-d’Union magazine. Membre fondateur, Ex-président et actuel SG du CLEF Club Littéraire de l’Étudiant Francophone de l’université de Chlef. Journaliste et chroniqueur à L’hebdomadaire LE CHÉLIF. Membre du jury étudiant du Prix Goncourt choix de l'Algérie 1ère édition. Enseignant vacataire au département de français UHBC.

Ana Hiya !

Ana Hiya !

Cette mer est la mienne

La mer était toujours la solution !
Dans un paradoxe, de ce qu’est la mer pour nous, les peuples au-delà des mers, elle était toujours la solution !
Nous appartenons à ces mers et elles nous appartiennent … Quand tu t’enfuis vers elle, tu veux la vie, elle t’offre la vie.
Quand tu t’enfuis vers la mer pour une mort désirée, elle te guide vers la mort.

Itinéraires : Mouna JEMAL SIALA

De l’enracinement local au rayonnement continental, l’itinéraire de Mouna Jemal Siala est un modèle du genre : née à Paris, son enfance a connu plusieurs régions et plusieurs cultures, dans le sillage de la profession de son père, haut fonctionnaire, gouverneur et diplomate.

La littérature féminine d’expression Kabyle, rempart de la langue maternelle

Le paysage littéraire dans notre pays est en évolution permanente. Telle une prise de conscience, la femme s’est investie pleinement dans la production et œuvre ainsi à son essor. Cependant, ces dix dernières années, la littérature d’expression kabyle a connu une effervescence remarquable, particulièrement, avec l’émergence d’un nombre de plus en plus croissant d’auteures-femmes de romans écrits en leur langue maternelle, la langue chère à Mouloud Mammeri, Tamazight. Elles sont nombreuses, elles se comptent par dizaine, aux parcours et styles différents. Elles ont toutes cette chose en commun : l’envie d’écrire en sa langue maternelle !
« Ma langue chérie, je n’ai pu raconter l’histoire que par toi et je n’ai pu reconnaitre les choses que par tes mots ; je ne me suis réjouie avec les sens du parler que par tes dires, je m’aventure comme je veux et jamais je ne suis tombée dans le vide. Je n’ai pu prouver avec exactitude mon idée que par ta richesse et par la force de tes mots. », écrit Farida Sahoui, en s’adressant à sa langue maternelle dans l’un des chapitre de son livre écrit sur le Roi Jugurtha en trois langues (français, arabe, tamazight). A son compte trois livre depuis qu’elle a renoué avec sa plume en 2015. En effet, ses premiers écrits en Tamazight remontent aux années 90, des articles publiés dans le journal « Le Pays » (Tamurt).

Femmes du Maghreb, comme si cela datera d’aujourd’hui…

Il y a dans l’histoire de l’Humanité une vérité cachée qui n’est connue que par les avertis et les prévoyants. Ceux-là mêmes qui ne se laissent pas griser par les artifices de la « marchandisation » du monde. Mais cette vérité, quand bien même est altérée, voir muselée par les partisans du statuquo, ne saurait rester à jamais occultée. Et viendra le jour…

Un Cœur Exilé

Si les dernières années ont vu un vent de liberté souffler sur l’Algérie, une revendication cruciale peine à s’y faire accepter, comme un cheveu déposé sur la soupe du consensus : la question des droits des femmes semble éternellement problématique. Face à cette stagnation rageante, il est capital de continuer le combat afin d’améliorer la condition de la femme dans notre pays et au-delà.

Le pardon, la grâce des mères

En France les féminicides sont devenus une banalité médiatique. En écoutant la litanie des statistiques, je ne peux m’empêcher de revenir à mon enfance, et à ce sinistre jour bien particulier. Les souvenirs sont parfois aussi douloureux que les actes.

Ce qui reste de l’hiver

Longtemps, j’ai mis ma plus belle robe pour accueillir le 8 mars. Je me fardais avec subtilité, comme je sais si bien le faire, lâchais mes cheveux, mettais un manteau et des chaussures assortis et allais rejoindre deux ou trois copines pour un après-midi shopping, un café ou, parfois, un film à la Maison de la Culture. Je sais, vous trouvez ça ridicule, et peut-être que vous avez raison. Mais quand vous travaillez debout, du matin jusqu’au soir, tous les jours que Dieu fait, que vous devez supporter une marmaille d’enfants qui s’amusent ou se chamaillent pendant que vous vous tuez à leur expliquer le sens de telle phrase ou la moralité de tel texte, et que, une fois rentrée chez vous, vous devez vous occuper de deux mâles paresseux – votre mari et votre fils – eh bien, croyez-moi, vous guettez le moindre moment de détente. Quand, en dehors du 08 mars, ai-je le temps de voir mes amies ou d’aller à un gala ? Alors, pourquoi ne pas en profiter, mon Dieu ? C’est ce que je me suis dit pendant des années.

ROUGE IMPURE

Sang de mes menstrues. Sang de mes entrailles. دم الحيض. Sang cyclique. Sang impur, de la fille devenue femme. Femme-diablesse. Folle fieffée. Femme pécheresse. Âsiyah ! Ya latif, ya latif ! En ce premier jour de l’écoulement de mes menstrues, je serai confinée dans la pièce de mes supplices éternels, loin de l’odeur capiteuse du […]


Suivez-nous sur les réseaux sociaux: