Assia Djebar, écrivaine assiégée
Très récemment, un superbe manuscrit inachevé a été publié[1]. Une grande écrivaine francophone l’a rédigé. Il aurait dû constituer le dernier volet de son Quatuor[2].Hélas, depuis six ans déjà, Assia Djebar nous a quittés. À l’instar de quelques-uns de ses livres que certaines maisons d’édition semblent ignorer, au même titre que son œuvre cinématographique demeurée largement inconnue, ce texte passera sans doute inaperçu. L’auteure elle-même pourrait bien rapidement n’exister que dans la mémoire et, n’ayons pas peur des mots, dans le cœur des lecteurs et des lectrices qui, un beau jour, ont été curieux d’écouter son cri. Dès lors, sur eux, irrémédiablement, le charme a opéré. Il faut qu’il opère encore !

Pourquoi ? Non pas, bien sûr, parce qu’Assia Djebar a été élue à l’Académie française en 2005. Pas seulement parce qu’elle fut la première écrivaine nord-africaine à intégrer le cercle restreint des « Immortels[3] ». Mais, plutôt parce que cette pionnière exemplaire, qui aurait aujourd’hui quatre-vingt-cinq ans, n’a cessé de vouloir transmettre l’histoire non officielle, les langues orales et la culture ancestrale de son Algérie natale. En effet, toute sa vie, Assia Djebar a lutté contre l’oubli des communautés minoritaires et notamment en faveur des femmes qui n’avaient pas eu la chance, comme elle, de pouvoir s’exprimer au grand jour. Par conséquent, méconnaître son œuvre revient à perdre un précieux témoignage.
Plus qu’un simple témoignage, l’écrivaine nous livre, page après page, des « tranches de vie » décrites dans un style remarquable au service d’une émotion restée intacte au fil des années. Pudique, Assia Djebar s’est difficilement résolue à évoquer sa propre enfance. Ce fut pourtant une bien sage décision de sa part, tant la générosité et l’altruisme qui se dégagent de ses écrits autobiographiques participent de la puissance évocatoire de son écriture. Pour preuve, citons ce court extrait en principe suffisamment célèbre pour être encore parfois distribué, en France, aux étudiants et étudiantes de Lettres modernes :
Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l’école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien[4].
Évoquée au début de son roman L’Amour, la fantasia (1985), cette scène a sans doute lieu en 1942-43, à Cherchell. Elle met en évidence une contradiction fondamentale : le père de la « fillette arabe » est instituteur à l’école française en Algérie. Par conséquent, il est au service du système colonial. Or, comme la narratrice du roman, la petite Fatma Zohra Imalayène, dite Assia Djebar, s’attache peu à peu au français, langue enseignée à l’école par son propre père donc, mais aussi langue du colon. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Ou bien la fillette en question aurait pu jouir égoïstement de son éducation privilégiée. Cependant, elle est trop intelligente pour s’en tenir à un enseignement primaire et trop sensible au sort des autres femmes pour ne pas tenter de partager sa chance. Au prix de nombreuses et douloureuses hésitations, liées à un sentiment prégnant de trahison, à une empathie peu commune, elle prend néanmoins son envol. En juin 1955, elle est reçue à l’École Normale Supérieure, à Paris. Trente ans plus tard, elle n’a pas oublié d’où elle venait, ce qu’elle aurait pu devenir, ce à quoi elle avait échappé : elle doit dénoncer la situation de ces femmes qu’elle considère comme ses sœurs ou ses mères.
En témoignent ces quelques lignes, tirées également de L’Amour, la fantasia, qui font écho à celles qui précèdent :
Le père, silhouette droite et le fez sur la tête, marche dans la rue du village ; sa main me tire et moi qui longtemps me croyais si fière — moi, la première de la famille à laquelle on achetait des poupées françaises, moi qui, devant le voile-suaire n’avais nul besoin de trépigner ou de baisser l’échine comme telle ou telle cousine, moi qui, suprême coquetterie, en me voilant lors d’une noce d’été, m’imaginais me déguiser, puisque, définitivement, j’avais échappé à l’enfermement — je marche, fillette, au dehors, main dans la main du père. Soudain une réticence, un scrupule me taraude : mon devoir n’est-il pas de rester « en arrière », dans le gynécée ? […] un doute se lève en moi : « Pourquoi moi ? Pourquoi cette chance[5] ? »
En 1999, elle publie un essai intitulé Ces Voix qui m’assiègent… en marge de ma francophonie. Dépassant cette fois le cadre de la fiction littéraire ou cinématographique, elle décrit avec verve, poétiquement parfois, l’ambiguïté persistante de ses rapports avec la langue française. Outre l’exil, l’écriture en français lui a permis de faire vivre le souvenir des sonorités dialectales de son enfance. Elle l’a aussi séparée des siens.
Certes, Assia Djebar n’est pas la seule auteure à avoir évoqué un tel traumatisme. Néanmoins, elle fut l’une des premières femmes musulmanes algériennes à s’y être risquée, sans jamais y renoncer, et ceci, au nom de ses semblables auxquelles elle a contribué à ouvrir la voie. À ce titre, elle mérite que son portrait trône dans chacune des revues littéraires francophones, que son nom soit associé à chaque bibliographie traitant de la littérature algérienne postcoloniale. Nous lui devons une double fidélité, à l’Algérie d’une part, à la langue française d’autre part. Parce qu’à sa façon, elle a tenté de résoudre, avec des mots, des conflits politiques et des tensions sexistes, parce qu’elle a ainsi œuvré pour la paix sans jamais l’obtenir pour elle-même, il faut lire, relire, voire enseigner ses textes en prose, sa poésie, regarder attentivement ses films. Qui peut encore ignorer que l’histoire demeurée inconnue est susceptible de se reproduire de manière dramatique ?
Le manuscrit inachevé de la « fillette arabe » de Cherchell comporte cette phrase poignante :
Là, des yeux larges, des yeux profonds au regard immobile te poussent dans le dos, s’ouvrent et s’élargissent sur ta nuque, et c’est pour regarder encore ce pays, son drame, son sang, contempler à la fois sa traitrise, son martyre et…
Et sa malédiction[6].
Ces lignes dactylographiées, ces dernières traces d’une existence déchirée entre plusieurs pays et de multiples langages complètent une trame à la fois linguistique et culturelle, un parcours exceptionnel en son temps. Je suis française, la plupart de mes ancêtres l’étaient aussi. Je ne suis encore jamais allée en Algérie. Pourtant, Assia Djebar m’a immédiatement, profondément émue. Qui peut en effet demeurer insensible au témoignage d’un être très différent et, cependant, si proche ? Or, qu’est-ce qui peut, mieux que cette proximité, cette quasi-intimité, en appeler à l’empathie, à la tolérance ? Pour en être convaincu, il faut lire ou relire La Soif (1957), Les Impatients (1958), Les Enfants du nouveau monde (1962), Les Alouettes naïves (1967), Femmes d’Alger dans leur appartement (1980), L’Amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987), Loin de Médine (1991), Chronique d’un été algérien (1993), Vaste est la prison (2002), Le Blanc de l’Algérie (1996), Oran, langue morte (1997), Les Nuits de Strasbourg (1997), Ces Voix qui m’assiègent… en marge de ma francophonie (1999), La Beauté de Joseph (1999), La Femme sans sépulture (2002), La Disparition de la langue française (2003), Nulle part dans la maison de mon père (2007).
[1] Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantz (dir.), Assia Djebar. Le Manuscrit inachevé, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « Archives », Paris, 2021.
[2] En effet, il devait constituer la suite des trois romans suivants : L’Amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987) et Vaste est la prison (1995).
[3] Les académiciens sont surnommés les « Immortels ».
[4] Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, Paris, Éditions Lattès, 1985, p. 11.
[5] Ibid., p. 239.
[6] Mireille Calle-Gruber et Anaïs Frantz (dir.), Assia Djebar. Le Manuscrit inachevé, op.cit., p. 34
Par Catherine Ménager
Catherine Ménager : professeure des écoles dans la région de Tours en France. Elle et étudie actuellement à l’université Sorbonne Nouvelle de Paris et oriente ses travaux de recherches sur l’oeuvre d’Assia Djebar.
Rédaction