Édito 2 « Ana Hiya », mon nom est Horra

Quand j’ai été sollicitée pour écrire l’édito de la revue « ANA HIYA », j’ai accepté animée par un sentiment d’honneur et d’enchantement. Je n’ai jamais imaginé que j’aurai le trac devant ma feuille et mon crayon, un trac comme celui que je vis avant la représentation, pendant les minutes interminables dans les coulisses à peine éclairées, à attendre la voix qui annonce le début du spectacle, qui me libère et m’envoie vers l’espace divin de la scène.
Je cherche mes mots, les consonnes, les lettres éparses au-dessus et au-dessous des lignes. Je caresse mes émotions qui se blottissent dans mon désarroi, se confondent avec mes désillusions et mes rêves fanés et défraichis, qui renaissent et s’insurgent quand on vient les ramasser à la pelle.
Tout s’agite dans ma tête et échappe à mon contrôle, tout le monde veut être dans l’édito de ANA HIYA. Chaque histoire crie ANA HIYA la plus belle, je suis celle du palmier voilé du crépuscule, du ciel assombri par l’orage, d’une nuit abandonnée par l’aube, d’enfants qui grelottent de peur et de froid, de l’automne qui rase ses fleurs au printemps et détruit sa demeure.
Et moi, je veux écrire ce qu’on sait déjà, je veux nous conter, nous, femmes maghrébines, arabes, musulmanes et femmes du monde. Conter et raconter les injustices, les inégalités, le poids des coutumes, la violence, les slogans insensés, le viol, la violation des libertés, l’hypocrisie grotesque, les tabous soumis à l’omerta et nos corps, arme de contestation et ultime combat pour la Liberté.
Perdue devant ma feuille et tenant un crayon malmené par le doute, mille mots m’assaillent et des centaines d’images se bousculent dans ma tête. Quand une scène de Solwen arrive à petits mots sur ma feuille impatiente et fait danser de délivrance mon crayon.
« Qu’importe qui je suis, mes origines, mon nom ou mon statut, le plus important c’est que je sois moi, Ana Hya, la femme qui gémit le sourire aux lèvres et qui ne cache pas son visage pour pleurer.
Ana Hiya la dévergondée qui a offert à Adam la pomme pourrie, une infection intestinale l’obligea à quitter le paradis pour devenir le premier damné de la terre. C’est ainsi que mon histoire a commencé.
Ana Hiya la source du mal, je suis la discorde, l’ogresse, le spectre et le monstre, je suis l’adoratrice du péché.
Ana Hiya la petite fille de cette femme affranchie qui a arraché de son visage la voilette et a fait tomber le sefsari sur ses mollets, pour que son corps enlace la lumière.
Nu ou déshabillé, exhibé ou libéré, choquant ou attirant, mon corps est malédiction, mon corps est tentation.
Ana Hiya le scandale, la honte et le déshonneur.
Ana Hiya qui manque de foi et de raison. Ça leur donne toutes les bonnes raisons pour m’obliger à trainer mes savates derrière l’homme, à égarer mes yeux et baisser la tête devant son arrogance, à guetter son désir, à attendre lasse qu’il réchauffe les draps de mon lit.
Ana Hiya qui n’a pas le droit de vibrer de sensualités et de désirs.
Ana Hiya la dépravée, la débauchée, je suis la dévoyée.
Ana Hiya la femme qui enferme entre ses cuisses l’honneur. Mon honneur et celui de mon père, de mon frère, de mon mari, de mon ami, de mon collègue, de mon fils, du vieillard du quartier, de l’épicier, du boulanger, du camarade et de tous les hommes de la galaxie.
Ana Hiya la cause de toutes les guerres et l’origine du sang versé.
Ana Hiya l’insoumise, l’indomptable, la déshonorée, l’audacieuse, l’ironique, l’impudique et la scandaleuse.
Ana Hiya la sorcière qui crache sa haine, dessèche les mers et ruine les montagnes.
Ana Hiya l’épine en travers de la gorge de ceux qui ne voient en moi qu’une vilaine tentation, du galbe de ma jambe au petit doigt de mon pied, de ma cuisse à ma mèche grise, de ma voix, mon rire, mon sourire à mes idées rebelles et insolentes
Ana Hiya l’épine en travers de la gorge de ceux qui veulent me larguer dans un coin, me laissant dévorée par la laideur, l’humiliation, la solitude et la tristesse.
Ana Hiya l’épine en travers de la gorge de ceux qui me veulent esclave, une marchandise à vendre au plus bas prix, pour que dans les tentes pourries, au nom du jihad et de je ne sais quel Dieu ils puissent me violer.
Ana Hiya, l’épine en travers de la gorge de ceux qui rêvent de me marcher avec la puanteur de leurs pieds, d’essuyer leurs mains sales sur mon corps, d’évacuer leurs vomissures sur mon visage et m’outrager.
Ana Hiya, l’épine en travers de la gorge de ceux à l’haleine putride, qui préviennent le mal et prêchent la vertu, me saoulent de leurs Fatwas insensées et m’accablent de leurs bêtises impitoyables.
Ana Hiya, dévoilée, dévoyée, débauchée, ou pure et respectable, je suis ce que je veux être, c’est ma liberté.
Ana Hiya, l’épine en travers de la gorge de ceux qui veulent m’imposer, à moi la femme que je suis, ma manière de penser, de m’habiller, de manger, de marcher, d’aimer, de rêver et les mots que je dois clamer.
Ana Hiya, l’épine en travers de la gorge de ceux qui m’accusent de mécréance pour me punir, me fouetter, me convoiter, me lapider jusqu’à la dernière pierre et m’égorger en criant le nom d’Allah. Ils se purifieront alors de mon sang, voileront mon corps meurtri d’un linceul noir et me traineront enchainée au paradis.
Ana Hiya l’épine en travers de la gorge de l’interdit, du péché, de l’illicite et de l’impossible.
Ana Hiya, la lumière du jour qui chasse la grisaille du crépuscule et la peur de la nuit.
Ana Hiya la pluie qui fait pousser le blé de la terre et purifie.
Ana Hiya qui me lève tous les matins pour raconter l’espoir indomptable aux exilées et aux âmes écorchées.
Ana Hiya, la gardienne des portes du printemps, qui invente les couleurs du rêve et enlace de son cœur et ses entrailles sa patrie, pour qu’elle reste debout et jolie.
Ana Hiya, mon nom est horra, des millions de femmes à travers le monde le revendiquent et le crient.
Je ne sais pas si je suis dans le format d’un édito, je ne sais pas contre que je vous ai livré un petit bout de mon combat et de ma vie.
Leila TOUBEL
Leila TOUBEL est une femme de théâtre tunisienne. Militante pour les droits humain elle est aussi, auteure, comédienne et dramaturge. Elle est considérée comme l'une des figures du théâtre tunisien. Ses textes : 1998-1999 : Je laisse une trace 2006-2007 : Otages (رهائن), mise en scène d'Ezzedine Gannoun 2009-2010 : The End (آخر ساعة), mise en scène d'Ezzedine Gannoun 2012-2014 : Monstranum's (غيلان), mise en scène d'Ezzedine Gannoun 2015-2016 : Solwen (سُلْوَانْ) 2016-2017 : Hourya (حورية) 2021 : Yakouta (ياقوتة), Mise en scène : 1994 : Histoires de femmes 1999 : Je laisse une trace 2015-2016 : Solwen (سُلْوَانْ) 2016-2017 : Hourya (حورية) 2021 : Yakouta (ياقوتة) Interprétation : 1991-1992 : Gamra Tah, mise en scène d'Ezzedine Gannoun 1993-1994 : L'Ascenseur, mise en scène d'Ezzedine Gannoun 1996-1997 : Tyour Ellil (طيور اللّيل), mise en scène d'Ezzedine Gannoun 1998-1999 : Les Feuilles mortes, mise en scène d'Ezzedine Gannoun 2000 : Khmissa 2000 : Nwassi (نواصي), mise en scène d'Ezzedine Gannoun 2009 : The End (آخر ساعة), mise en scène d'Ezzedine Gannoun 2015-2016 : Solwen (سُلْوَانْ) 2016-2017 : Hourya (حورية) 2021 : Yakouta (ياقوتة) Prix et décorations : 1999 : Prix de la meilleure actrice au Festival international de théâtre expérimental Caire 2000 : Prix de la critique de la meilleure actrice au Festival international du théâtre expérimental du Caire 2001 : Prix de la meilleure actrice au Festival International de court-métrage Tunis 2010 : Golden Scène pour le meilleur texte de la nuit du théâtre tunisien 2015 : Chevalier de l'Ordre de la République tunisienne