« Ali Bitchin – Pour l’amour d’une princesse » de Riccardo Nicolai : Une histoire fascinante de la Régence Ottomane d’Alger
« La Méditerranée, elle non plus, n’a pas de nation, elle est de tous ceux qui sont à son écoute, d’ici et de là, là où le soleil naît et là où il meurt », ainsi commence l’histoire romancée de « Ali Bitchinin » par les mots du personnage, ce pirate devenu Grand Amiral de la flotte navale d’Alger, puis Pacha. Un tel parcours ne pouvait laisser insensible un auteur. L’écrivain italien Riccardo Nicolaï est parti enquêter sur ses traces à Alger et c’est ainsi qu’un roman a pris la relève de ce destin fabuleux du berger Aldino né en Toscane.

Les archives historiques nous enseignent que la détermination de certains individus ne peut être freinée par les épreuves des guerres et les frontières arbitraires des états. Il en est un exemple dans l’Odyssée de ce jeune esclave italien du XVIème siècle devenu le « Lion des mers » à la tête de la plus grande flotte méditerranéenne en Alger. L’auteur intrigué par une correspondance authentique entre le Prince de Massa, Alberico Malaspina, et Ali Bitchin prisonnier à Alger, a effectué des recherches dans des mémoires et des archives et y a puisé sa source inspiratrice.
« Ce 10 juillet 1557 marquait ainsi le début d’une ère de prospérité… pour le bourg de Massa », nous voici plongés dans la célébration en grande pompe de la rénovation d’une ville rurale de Toscane par le Marquis Alberico I Cybo Malaspina entouré des membres de la Cour. L’ambiance évoque le faste « symbolique et obséquieux » des seigneurs de Florence côtoyant les cortèges des quartiers populaires. Au cœur de cette manifestation solennelle et bruyante de la naissance de « Massa Nova », la table gargantuesque du banquet des nobles convives assistée par des « servantes pieds-nus en robe de soie rose-pêche » plante avec maestria le décor dans lequel apparaît le personnage d’Aldo. Effet de contraste garanti dans l’opulence outrancière de la fête qui justifie l’intolérance à la dureté de la vie paysanne du jeune homme accompagnée de sa bien-aimée Giuditta.
Au passage, l’évocation des onze années de construction de cette cité nouvelle, rivale de ses voisines : Lucca et Pise et de la présence commerçante et agricultrice d’une communauté israélite. Pour préserver la côte de Massa des incursions des « pirates barbaresques », le Marquis Alberico a organisé une défense préventive. Le lecteur bascule dans l’organisation des flottes corsaires des régences ottomanes d’Alger, Tripoli et Tunis avec les populations italiennes des bords de mer qui vivaient dans la crainte de l’accostage de ces pirates. Et c’est dans ce contexte haut en couleur qu’au matin du 7 mars 1559 que Giuditta accoucha d’un garçon, Aldino.
Le talent de l’auteur réside dans ses mises en perspectives du contexte historique par la vie d’Aldino qui va grandir en liberté au sein de la campagne, et apprendre par l’observation les métiers de bergers ou d’agriculteurs. Son pragmatisme et son discernement serviront son ascension prochaine. Le narrateur livre un panorama de la région autour de Massa Nova, puis du Palais Ducal par le biais d’échanges économiques autour du bois de lutherie entre le roi de Marrakech et Alberico I Cybo Malaspina. Par le truchement d’une visite incognito du château d’Alberico, Aldino franchit toutes les entraves et révèle la magnificence des lieux, la profusion des cuisines et l’accueil de la famille royale marocaine. L’investigation du personnage dans les lieux interdits à sa classe marque sa clairvoyance sociale et sa future capacité d’adaptation.
Rien n’échappe à sa sagacité des conversations des deux dignitaires. Le narrateur insiste sur le faste de la réception et l’avidité d’Aldino de « voler tous les secrets de la vie des seigneurs ». C’est alors qu’à travers le contraste de la vie pastorale d’Aldino et celle opulente des seigneurs du lieu que se profile à l’horizon une « quarantaine de galères barbaresques ». L’auteur privilégie les coups de théâtre !
Au cours de la razzia, les janissaires croisent la route d’Aldino, le font prisonnier sous les yeux des habitants et de ses parents, et l’embarquent sur l’un des navires pour le vendre comme esclave. Le drame est à son comble, mais le vent va tourner… Le roman livre un aperçu à son arrivée à Alger, de la nouvelle vie du jeune prisonnier dont la bonne éducation séduit le Rais au point de l’exempter de toute tâche et le libérer de ses chaînes. Il observe les souffrances des galériens et reconnaît parmi eux Domé un ancien berger, ami de son père.
La traversée les conduit à El Djazaïr, Alger, et l’entrée dans « la ville blanche » évoquée par le narrateur est fascinante d’évocations contrastées entre la beauté du lieu et la prise en charge des esclaves exténués. Cette opposition atteint son apogée lors de la traversée de la ville, au point de terrifier Aldino. Le Raïs ému par son désespoir décide de le protéger et de l’acheter lors de la vente pour lui conserver sa liberté. Un tournant décisif dans la vie du jeune homme.
Accueilli dans la famille du Raïs, il va recevoir un enseignement en arabe et les préceptes du Coran. Au cours d’une cérémonie très officielle, il se convertit et s’appellera « Ali Bitchnin ». Plus tard, il tombera sous le charme de la fille du Sultan du Royaume de Koukou : Lalla Lallahoum.
Au fil des chapitres, le narrateur investit la ville d’Alger et la décrit à travers ses lieux les plus anciens et célèbres comme la mosquée Djama El-Kbir, ou Ketchaoua, Dar Al-Imara la résidence du Dey, Ain Sidi Mhammad Esh-shrif la fontaine. Aucun détail des rues et des monuments n’est oublié. C’est une véritable topographie des lieux de l’ancienne cité dans laquelle évoluent les personnages, sans jamais omettre la nature généreuse. L’esthétique architecturale de la ville participe du rythme du récit.
Partagé entre sa nouvelle famille du Rais qui l’a adopté et le souvenir de ses chers parents, Ali témoigne de son émotion lorsqu’il reçoit un courrier plein de respect et d’attentions du Seigneur de Massa. C’est alors qu’Ali annonce son désir d’épouser la Princesse et fille d’Ahmed Belkadi.
Au cours d’une scène magistrale, digne de tableau célèbre à la façon d’un Micheletto da Cotignola ou d’un Brueghel, peintres de l’époque, le narrateur évoque l’ampleur d’une terrible bataille navale provoquée par des soldats français suspicieux et belliqueux à l’égard des navires algérois. Ali Bitchin figurera parmi les rares rescapés, soigné dans le palais royal par Lalla Lallahoum la Princesse en personne qui acceptera d’écouter, fascinée, les contes narrés par son protégé, durant les trente jours du Ramadan. Une sorte d’histoire inversée de Shéhérazade et prélude romantique. Comme dirait le poète, « les mots sont des inventions indispensables pour transporter la beauté et le ravissement. »°
Peu de temps après, Ali Bitchin sera nommé Pacha d’Alger, nouveau chef de La Taifa, pour sa bravoure et va honorer ce grade de son habileté militaire à travers de nombreuses victoires, motivé par son attachement à sa nation d’adoption.
Par amour pour la Princesse Lalla Lallahoum qui dédaigne sa somptueuse dot offerte, le mahr, il construira une luxueuse mosquée, « Ali Bitchin », à l’intérieur de la Casbah afin de gagner le cœur de son aimée. La richesse documentaire de ce roman invite le lecteur au plaisir de la découverte de la suite de cette histoire très singulière, augmentée du talent raffiné de Riccardo Nicolaï.
Nous n’en avons jamais fini d’apprendre sur les êtres exceptionnels à travers les romans historiques, même si les faits réels sont relayés par l’imagination des écrivains. La littérature sait élargir le sens des possibles en revisitant la vie d’êtres au destin exceptionnel. A travers ces parcours vertigineux, s’ouvrent des perspectives altruistes exaltantes. L’auteur livre ici un roman, proche du conte philosophique, passionnant et rythmé par les aventures fabuleuses d’Aldino, devenu Ali Bitchin, auxquelles le lecteur veut croire.
En s’intéressant à cette expérience humaine authentique menée au sein de deux univers éloignés, augmentée de son imagination, l’auteur Riccardo Nicolaï établit un lien, un passage, un isthme, entre deux territoires l’Orient et l’Occident indûment opposés au cours des siècles, deux civilisations complémentaires, au profit d’une transmission de savoirs ancestraux essentiels à l’équilibre spirituel de nos vies.
° Gauz : Auteur né à Abidjan (Côte d’Ivoire) de « Camarade Papa »
« Ali Bitchin – Pour l’amour d’une princesse » Riccardo Nicolai – Éditions Koukou (2017)

Jacqueline Brenot
Jacqueline Brenot est née à Alger où elle a vécu jusqu’en 1969. Après des études de Droit, de Lettres Modernes et de Philosophie, elle devient Professeur Certifié de Lettres en Lycées, Collèges et Formation Adultes du Greta à Paris et dans la région parisienne. Conceptrice et animatrices d’ateliers d’Écriture et de Théâtre et de projets nombreux autour de la Citoyenneté, Jumelage de villes, Francophonie. Plasticienne avec le groupe Lettriste d’Isidore Isou. Assistante de projets de l’Astrophysicien et Plasticien, feu Jean-Marc Philippe (www.keo.org). Auteure de nouvelles et poèmes inédits, elle a publié « La Dame du Chemin des Crêtes-Alger-Marseille-Tozeur» chez L’Harmattan en 2007,dans la collection « Graveurs de Mémoire ». Participe à des ouvrages collectifs, comme « Une enfance dans la guerre » et « À L’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance » chez les Éditions Bleu Autour. Des nouvelles et de la poésie à la « Revue du Chèvrefeuille étoilée ». Chroniqueuse à l’hebdomadaire Le Chélif depuis février 2018, a publié « Œuvres en partage » Tome I et II, présentés au SILA 2019 à Alger.