À l’origine de thamegueret, la moustache d’un berger évaltonné : Malek Ouary, « Le grain dans la meule »

Au commencement, une scène qui frôle le ridicule…
À Tighilt, Tebbiche, le berger des Ath Sammer fait l’objet de moqueries des villageois alors qu’il traverse la place du village, la moustache à moitié rasée. C’est Akli, le fils de Da Tibbouche qui a commis cet acte déshonorant pour le punir d’avoir été négligeant car pendant qu’il dormait, son troupeau s’est introduit dans le champ des Ath Qassy ravageant leur récolte. L’affaire est grave ! « Tragique plaisanterie qui porte en elle la semence d’un drame », se lamente un vieillard redoutant « une nouvelle dette de sang ». Car pour « laver la souillure de l’injure », la vengeance par le sang s’impose. « Seule maintenant une réparation publique pourra effacer la honte », vocifère Idhir Ath Sammer qui, trois jours après l’affront, commet « l’irremplaçable » en assassinant Akli Ath Qassy.
Pour échapper à la vengeance, Idhir se réfugie dans le sud du pays. Mais il n’a pas la conscience tranquille : « J’ai tué et je ne vis plus… De mes mains, j’ai noué la corde et je ne puis la défaire (…) J’ai tué, je dois payer » soliloque-t-il. La culpabilité le ronge. Il revient à Tighilt et se rend à Da Tibouche : “je viens vous offrir votre proie”, annonce-t-il au patriarche qui l’accueille selon les règles de l’hospitalité tighiltoise.
“Faire d’un mort un vivant et d’un vivant un mort”.
C’est lors du repas organisé en l’honneur d’Idhir que l’incroyable proposition de Da Tibouche tombe comme un couperet : « Homme, notre ennemi mortel, hôte invraisemblable de cette maison, dis-moi, acceptes-tu ton intégration à notre famille te vidant de toute vie propre pour n’être animé que de la nôtre ? Tu oublies tout de toi, ton passé, tes ascendants, tes affections, tes amis, pour devenir radicalement nôtre. C’est un renoncement total à toi-même pour qu’avec nous tu vives de nous, de notre vie et d’elle seule. »
Renoncer à sa mère, à sa famille, à son clan. Renier son identité et vivre dans la peau de celui à qui il a ôté la vie, telle est la proposition de Da Tibouche à Idhir qui dispose de trois jours pour donner sa réponse. Si Idhir refuse la proposition de Da Tibouche, ce dernier aura recours à thamegueret, pratique ancestrale qui exige que « le seul prix valable d’une gorge est une autre gorge. »
Déroger à la tradition dans la continuité…
Par sa proposition de sauvegarder l’honneur des Ath Qassy en évitant une effusion de sang, Da Tibouche ne joue-t-il pas le rôle d’un artisan du changement ? En proposant à Idhir de changer d’identité et de renoncer à son appartenance familiale et clanique, n’exprime-t-il là pas une volonté d’apporter de la nouveauté dans cet univers clos tout en maintenant la tradition ancestrale ? Et Idhir, adhérera-t-il à cette idée de vengeance symbolique ? Acceptera-t-il de se dépouiller de son identité et de renaître sous un autre nom pour devenir celui qu’il a assassiné ?
À Tighilt, une société cloisonnée, un code de l’honneur, des moeurs et des coutumes …
La moustache, symbole de virilité. L’honneur, un capital qui se conserve et se lègue vierge,
sans tâche ni souillure de génération en génération, à Tighilt, société à structure patriarcale de type collectif, organisée en “communautés” considérées comme des systèmes de places et de noms préassignés aux individus -qui – se reproduisent à l’identique à travers les générations (Claude Dubar, 2000).
Dans ce type de société régie par la solidarité par similitude, ou la solidarité mécanique, (E. Durkheim), les existences individuelles sont façonnées par le groupe d’appartenance qui assigne à chacun de ses membres, un statut, une place et un rôle bien déterminés dans l’organisation sociale. A Tighilt, monde clos qui fonctionne en autarcie et obéit à une tradition millénaire préconisant la loi du Talion selon laquelle tout meurtre commis doit être vengé par le sang et la mort, les femmes et les hommes partagent une communauté de valeurs et de croyances. Leur « esprit de discipline » voire leur « remise de soi » au groupe renforcent les liens de dépendance entre les membres du groupe et favorisent leur adhésion au système de valeurs prédominant : « Chaque génération est comme le maillon d’une longue chaîne. Les anneaux qui ont été forgés avant nous sont demeurés sains et sans défaut. Pas la moindre tâche de rouille », explique Da Tibouche à ses enfants lorsqu’il dévoile sa stratégie pour venger la mort de son fils.
La vengeance, une affaire familiale…
Dans ce type d’organisation sociale, thamegueret (la vengeance) est une pratique collective. Tous les membres de la famille sont mobilisés pour réparer le préjudice moral subi par le groupe. Si les valeurs collectives telles que la solidarité, l’entraide, le partage ont pour fonction de structurer le groupe et de souder ses membres, la communauté est cependant intransigeante avec les « maillons défaillants ». Car le non-respect des règles collectives définies et imposées par la communauté est conçu comme un manquement et vécu comme une offense et une menace à la cohésion du groupe.
A lire absolument !
« LeGrain dans lameule » est l’un des premiers romans publiés durant la période coloniale (1956). Cette histoire qui prend l’allure d’une fable livre aux lecteurs.trices une description microscopique de l’organisation sociale, culturelle, et morale de la société kabyle pré-coloniale par le truchement d’une écriture poétique, finement ciselée qui regorge de proverbes, de poèmes, de contes nous renseignant sur le patrimoine culturel de Tighilt, village kabyle et du monde berbère, en général. Pour Maurice Monnoyer, c’est « un documentaire passionnant et une excellente initiation aux mœurs du monde berbère avant l’arrivée des Français ». Selon Charles Bonn, « Le Grain dans la meule » est le roman « de la tension tragique entre deux mondes ». Et « même si la colonisation n’en est pas l’objet central, c’est bien de la dislocation de la société colonisée qu’il s’agit. »
« Le Grain dans la meule » est un roman qui mérite d’être davantage connu. Au fil des pages, les surgissements et les rebondissements qui rythment la trame narrative linéaire, nous invitent à nous immerger dans une intrigue qui raconte les mœurs d’un monde et d’un temps révolus certes, mais qui nous permet de nous faire une idée des mœurs algériens kabyles où l’honneur est une valeur suprême que l’on hérite et qu’on conserve coûte que coûte, quitte à verser du sang et à donner la mort.
Nadia Agsous
Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.